Naissance de la maladie moderne - 6
- Article par Jean-Claude Roulin
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Posted on Friday 01 May 2009, 06h00 - updated on 01/05/09 - Essais - Permalink
Sommaire :
- […] pour prix de leurs violences et de leur orgueil impie […]
Voici, pour « illustrer » quelques notions que nous avons rencontrées, un extrait de Les Perses d’Eschyle.
Dikè/adikè (justice/injustice), phusis/nomos (nature/loi), hubris/peiratas (démesure/limites, détermination), khaos/kosmos… Nous voyons ici que ces termes sont souvent associés par couples d’opposés.
Sous forme d’hypothèse, nous avons également étudié le conflit de type rivalitaire opposant des « frères ennemis », conflit d’autant plus intense que les « frères » sont rapprochés et ambitionnent le même « objet ». Celui-ci fréquemment nommé tukhè, la fortune, au sens de destin et avec souvent l’idée de hasard. Cette tukhè passe alternativement d’un adversaire à l’autre, de façon qui apparaît – pour ceux-ci – complètement aléatoire.
Nous retrouverons dans cet extrait cet aspect de rivalité entre Grecs et Perses, entre « anciens » et jeunes ambitieux, sur fond d’orgueil démesuré et renforcé par le mimétisme de la foule.
Pour ne pas tronquer le dynamisme propre au déroulement de cette tragédie, mais aussi aider à nous replonger dans cette époque, j’ai choisi de retranscrire un passage assez long - et sans coupure - mais qui, je crois, éclaire bien notre discussion. (C’est aussi une manière d’éviter de faire dire à un texte autre chose que ce qu’il porte en lui. Chose par trop fréquente de nos jours !) [ Traduction de Leconte De Lisle ]
*
(L’action se déroule à Suse, devant le palais des rois de Perse.
La flotte perse a été détruite à Salamine,
et l’élite des troupes royales anéantie dans l’île de Psyttalie.
Le chœur et la reine évoquent l’ombre de Darios dans l’espoir qu’il les aidera de ses conseils.)
LE SPECTRE DE DARÉIOS. - Ô fidèles entre les fidèles, qui êtes du même âge que moi, ô vieillards Perses, de quel malheur la ville est-elle affligée ? Le sol a été secoué, il a gémi, il s’est ouvert ! Je suis saisi de crainte en voyant ma femme debout auprès de mon tombeau, et je reçois volontiers ses libations. Et vous aussi, auprès de mon tombeau, vous pleurez, poussant les lamentations qui évoquent les morts et m’appelant avec de lugubres gémissements. Le retour à la lumière n’est pas facile, pour bien des causes, et parce que les dieux souterrains sont plus prompts à prendre qu’à rendre ! Cependant, je l’ai emporté sur eux, et me voici ; mais je me suis hâté, afin de n’être point coupable de retard. Mais quel est ce nouveau malheur dont les Perses sont accablés ?
LE CHŒUR DES VIEILLARDS. - Je crains de te regarder, je crains de te parler, plein de l’antique vénération que j’avais pour toi.
LE SPECTRE DE DARÉIOS. - Puisque je suis venu du Hadès, appelé par tes lamentations, ne parle point longuement, mais brièvement. Dis, et oublie ton respect pour moi.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS. - Je crains de t’obéir, je crains de te parler. Ce que je dois dire ne doit pas être dit à ceux qu’on aime.
LE SPECTRE DE DARÉIOS. - Puisque votre antique respect pour moi trouble votre esprit, toi, vénérable compagne de mon lit, noble femme, cesse tes pleurs et tes lamentations, et parle-moi clairement. La destinée des hommes est de souffrir, et d’innombrables maux sortent pour eux de la mer et de la terre quand ils ont longtemps vécu.
ATOSSA. - Ô toi qui as surpassé par ton heureuse fortune la félicité de tous les hommes ! Tandis que tu voyais la lumière de Hèlios, envié des Perses, tu as vécu prospère et semblable à un dieu ! Et maintenant, tu es heureux d’être mort avant d’avoir vu ce gouffre de maux ! Tu apprendras tout en peu de mots, ô Daréios ! La puissance des Perses est détruite. J’ai dit.
LE SPECTRE DE DARÉIOS. - De quelle façon ? Est-ce la peste ou la guerre intestine qui s’est abattue sur le royaume ?
ATOSSA. - Non. Toute l’armée a été détruite auprès d’Athèna.
LE SPECTRE DE DARÉIOS. - Lequel de mes fils conduisait l’armée ? Parle.
ATOSSA. - Le violent Xerxès. Il a dépeuplé tout le vaste continent de l’Asia.
LE SPECTRE DE DARÉIOS. - Est-ce avec une armée de terre ou de mer que le malheureux a tenté cette expédition très insensée ?
ATOSSA. - Avec les deux. L’armée avait une double face.
LE SPECTRE DE DARÉIOS. - Et comment une nombreuse armée de terre a-t-elle passé la mer ?
ATOSSA. - On a réuni par un pont les deux bords du détroit de Hellè, afin de passer.
LE SPECTRE DE DARÉIOS. - Il a fait cela ? Il a fermé le grand Bosphoros ?
ATOSSA. - Certes, mais un dieu l’y a sans doute aidé.
LE SPECTRE DE DARÉIOS. - Hélas ! quelque puissant daimôn qui l’a rendu insensé !
ATOSSA. - On peut voir maintenant quelle ruine il lui préparait !
LE SPECTRE DE DARÉIOS. - De quelle calamité ont-ils été frappés, que vous gémissiez ainsi ?
ATOSSA. - L’armée navale vaincue, l’armée de terre a péri.
LE SPECTRE DE DARÉIOS. - Ainsi, toute l’armée a été détruite en combattant ?
ATOSSA. - Certes, toute la ville des Sousiens gémit d’être vide d’hommes.
LE SPECTRE DE DARÉIOS. - Hélas ! une si grande armée ! Vains secours !
ATOSSA. - Toute la race des Baktriens a péri, et pas un n’était vieux !
LE SPECTRE DE DARÉIOS. - Ô malheureux, qui as perdu une telle jeunesse !
ATOSSA. - On dit que le seul Xerxès, abandonné des siens et presque sans compagnons…
LE SPECTRE DE DARÉIOS. - Comment ? Où a-t-il péri ? Est-il sauvé ?
ATOSSA. - … a pu atteindre le pont jeté entre les deux continents.
LE SPECTRE DE DARÉIOS. - Est-il revenu sain et sauf sur cette terre ? Cela est-il certain ?
ATOSSA. - Oui, cela est certain ; il n’y a aucun doute.
LE SPECTRE DE DARÉIOS. - Hélas ! L’événement a promptement suivi les oracles, et Zeus, sur mon fils, vient d’accomplir les divinations ! Certes, j’espérais que les dieux en retarderaient encore longtemps l’accomplissement ; mais un dieu pousse celui qui aide aux oracles ! Maintenant la source des maux jaillit pour ceux que j’aime. C’est mon fils qui a tout fait par sa jeunesse audacieuse, lui qui, chargeant de chaînes le sacré Hellespontos, comme un esclave, espérait arrêter le divin fleuve Bosphoros, changer la face du détroit, et, à l’aide de liens forgés par le marteau, ouvrir une voie immense à une immense armée ! lui qui, étant mortel, espérait l’emporter sur tous les dieux, et sur Poseidôn ! Comment mon fils a-t-il pu être saisi d’une telle démence ? Je tremble que les grandes et abondantes richesses que j’ai amassées ne soient la proie du premier qui voudra s’en emparer.
ATOSSA. - Le violent Xerxès a fait cela, conseillé par de mauvais hommes. Ils lui ont dit que tu avais conquis par l’épée de grandes richesses à tes enfants, tandis que lui, par lâcheté, ne combattait que dans ses demeures, sans rien ajouter à la puissance paternelle. Ayant souvent reçu de tels reproches de ces mauvais hommes, il partit pour cette expédition contre Hellas.
LE SPECTRE DE DARÉIOS. - Ainsi c’est par eux que s’est accompli ce suprême désastre, mémorable à jamais ! La ville des Sousiens n’a point été dépeuplée par une telle calamité depuis que Zeus lui fit cet honneur de vouloir qu’un seul homme réunît sous le sceptre royal tous les peuples de la féconde Asia ! En effet, Mèdos, le premier, commanda l’armée. Un autre, fils de celui-ci, acheva son œuvre, car la sagesse dirigea son esprit. Le troisième fut Kyros, homme heureux, qui donna la paix à tous les siens. Il réunit au royaume le peuple des Lydiens et celui des Phrygiens, et il dompta toute l’Iônia. Et les dieux ne s’irritèrent point contre lui, parce qu’il était plein de sagesse. Le quatrième qui régna sur les peuples fut le fils de Kyros. Le cinquième fut Merdis, opprobre de la patrie et du trône antique. L’illustre Artaphrénès, à l’aide de ses compagnons, le tua par ruse dans sa demeure. Le sixième fut Maraphis, et le septième fut Artaphrénès. Et moi, j’accomplis aussi la destinée que je désirais, et je conduisis de nombreuses expéditions avec de grandes armées, mais je n’ai jamais causé de tels maux au royaume. Xerxès mon fils est jeune, il a des pensées de jeune homme, et il ne se souvient plus de mes conseils. Certes, sachez bien ceci, vous qui êtes mes égaux par l’âge : nous tous qui avons eu la puissance royale, nous n’avons jamais causé de tels maux.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS. - Ô roi Daréios, où tendent donc tes paroles ? Comment, après ces malheurs, nous, peuple Persique, jouirons-nous d’une fortune meilleure ?
LE SPECTRE DE DARÉIOS. - Si vous ne portez jamais la guerre dans le pays des Hellènes, les armées Médiques fussent-elles plus nombreuses, car la terre même leur vient en aide.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS. - Que dis-tu ? Comment leur vient-elle en aide ?
LE SPECTRE DE DARÉIOS. - En tuant par la faim les innombrables armées.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS. - Mais nous enverrions une armée excellente et bien munie.
LE SPECTRE DE DARÉIOS. - Maintenant, celle même qui est restée en Hellas ne reviendra plus dans la patrie !
LE CHŒUR DES VIEILLARDS. - Que dis-tu ? Toute l’armée des Barbares n’est-elle pas revenue de l’Eurôpè en traversant le détroit de Hellè ?
LE SPECTRE DE DARÉIOS. - Peu, de tant de guerriers, s’il faut en juger par les oracles des dieux et par ce qui est fait, car l’accomplissement d’un oracle est suivi par celui d’un autre. Aveuglé par une espérance vaine, Xerxès a laissé là une armée choisie. Elle est restée dans les plaines qu’arrose de ses eaux courantes l’Asopos, doux breuvage de la terre des Boiôtiens. C’est là que les Perses doivent subir le plus terrible désastre, prix de leur insolence et de leurs desseins impies ; car, ayant envahi Hellas, ils n’ont pas craint de dépouiller le sanctuaire des dieux et de brûler les temples. Les sanctuaires et les autels ont été saccagés et les images des dieux arrachées de leur base et brisées. À cause de ces actions impies ils ont déjà souffert de grands maux, mais d’autres les menacent et vont jaillir, et la source des calamités n’est point encore tarie. Des flots de sang s’épaissiront, sous la lance Dorique, dans les champs de Plataia ; et des morts amoncelés, jusqu’à la troisième génération, bien que muets, parleront aux yeux des hommes, disant qu’étant mortel il ne faut pas trop enfler son esprit. L’insolence qui fleurit fait germer l’épi de la ruine, et elle moissonne une lamentable moisson. Pour vous, en voyant ces expiations, souvenez-vous d’Athéna et de Hellas, afin que nul ne méprise ce qu’il possède, et, dans son désir d’un bien étranger, ne perde sa propre richesse. Zeus vengeur n’oublie point de châtier tout orgueil démesuré, car c’est un justicier inexorable. C’est pourquoi, instruisez Xerxès par vos sages conseils, afin qu’il apprenne à ne plus offenser les dieux par son insolence audacieuse. Et toi, ô vieille et chère mère de Xerxès, étant retournée dans ta demeure, choisis pour lui de beaux vêtements, et va au-devant de ton fils. En effet, il n’a plus autour de son corps que des lambeaux des vêtements aux couleurs variées qu’il a déchirés dans la douleur de ses maux. Console-le par de douces paroles. Je le sais, il n’écoutera que toi seule. Moi, je rentrerai dans les ténèbres souterraines. Et vous, vieillards, salut ! Même dans le malheur, donnez, chaque jour, votre âme à la joie, car les richesses sont inutiles aux morts.
(Le spectre de Daréios disparaît.)
* * *
Remarque intéressante pour notre discussion : Eschyle a pris quelques « libertés » avec l’histoire. « Le poète semble avoir oublié que cette expédition de Xerxès réprouvée par Darios avait été l’unique pensée des dernières années de ce roi qui avait à prendre sa revanche de Marathon et qui se faisait répéter tous les jours : ”Souviens-toi des Athéniens.” » (Émile Chambry, Eschyle, Théâtre complet.)
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