Naissance de la maladie moderne - 4
- Article par Jean-Claude Roulin
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Posted on Wednesday 08 April 2009, 06h00 - updated on 08/04/09 - Essais - Permalink
Sommaire :
« Celui qui vient au secours » (De l’ombre à la lumière)Ἐπίκουρος
« Celui qui vient au secours »
De l’ombre à la lumière.« Celui qui vient au secours ». Un nom peut résulter de multiples intentions, être le révélateur d’un projet parental, avoir été attribué après-coup par la postérité – et c’est assez souvent le cas chez les Grecs -, mais avouons que celui-ci est particulièrement évocateur et bien choisi ! J’aurais pu même oser m’aventurer à traduire « Le sauveur », mais c’était déjà pris, en quelque sorte. Toutefois, le rapprochement sémantique, pour anachronique qu’il apparaisse – et licencieux -, n’a pas manqué d’être établi en des temps de moindre sclérose de la pensée, des temps où l’on pouvait se revendiquer à la fois de la terre et du Ciel, où des ponts entre un christianisme encore en gestation et les prolongements de l’école épicurienne (la plus féconde et la plus longue des écoles antiques) étaient pensables et ont été pensés. Je pense ici à Marsile Ficin, Lorenzo Valla, Érasme, Montaigne, Pierre Charron, Gassendi… Autre époque, sans conteste, nouveau carrefour du type de ceux que nous avons rencontrés, autre rendez-vous manqué de l’histoire qui nous aurait évité encore bien des errances ultérieures – le luthérianisme, entre autres joyeusetés - et de nombreux bains de sang résultant des guerres de religions subséquentes.
Épicure donc. Né au carrefour des IVème et IIIème siècles (av. NE), une toute autre époque que celle que nous avons parcourue depuis Thalès jusqu’à Héraclite : la démocratie a sombré dans les guerres du Péloponnèse, Athènes a été défaite par Sparte, puis vient le règne d’Alexandre. Bref, une période de crise et de troubles, de gens captifs, déportés, de désespoir dans les constructions humaines possibles, qui, comme toujours, fait le nid d’une religiosité qui devient envahissante. Athènes ne vit plus qu’un simulacre de vie politique.
La philosophie que
développe Épicure est donc une « philosophie par temps de catastrophe » (J. Salem), où la question du politique n’est pas évoquée (du moins dans le premier épicurisme) : « Le sage ne fera pas de politique », dit Épicure. Celui-ci et ses « disciples » choisissent de réduire la cité aux
dimensions d’un groupe d’amis vivant à l’écart des autres hommes : le Jardin.
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« Épicure dépasse tous les autres auteurs par le nombre des ses ouvrages, lequel s’élève à près de trois cents. » (Diogène Laërce, op. cit.). Il ne nous est parvenu que trois lettres assez courtes, mais particulièrement didactiques, adressées à ses amis Hérodote, Pytoclès et Ménécée. À quoi on peut rajouter quelques Sentences et Maximes fondamentales. Fort heureusement, ces rares écrits se présentent sous la forme qui, semble-t-il, était constitutive de l’enseignement propre à leur auteur : à savoir une forme abrégée et facilement mémorisable de ses différentes théories. Nous pouvons donc, malgré le saccage évident de ce que fût son œuvre monumentale par les hommes de pouvoir – politique et religieux - qui ont suivi, disposer d’une vision probablement assez complète et fiable de la pensée d’Épicure. De plus, grâce à l’extraordinaire longévité de cette école, nous disposons avec Lucrèce (Ier siècle av. NE) et son De natura rerum [De la nature des choses] de nombreuses confirmations quant aux hypothèses faites face à ce qui nous reste de l’œuvre du fondateur de cette lignée de pensée philosophique. Et quel texte ! Sans doute un des plus grands textes de l’humanité connus à ce jour et, chose non négligeable, qui en dit long sur l’esprit de cette école, est un long poème en vers…
Dans le chapitre consacré à Héraclite, nous avons évoqué brièvement Démocrite et les théories atomistes qui se retrouvent au fondement de la pensée épicurienne. Sans y revenir, rappelons que l’éthique et les modalités de la construction du « souverain bien » tel que le conçoit Épicure sont directement induits par cette conception physique audacieuse pour l’époque – et encore aujourd’hui (cf. supra : M. Conche, op. cit.). Mais, assez paradoxalement, « Épicure subordonne la recherche du vrai à la poursuite du bonheur » (J. Salem – NDLR : je souligne), qui est son véritable objet d’étude : « La science suprême est l’art de vivre (ars vivendi). Aussi n’y a-t-il pas lieu de s’user comme Platon à étudier la musique, la géométrie, l’arithmétique, l’astronomie. » (Cicéron, Des fins – cité par Salem.) Il est assez troublant, pour des esprits formés – ou déformés - par Descartes, d’observer le distinguo opéré par exemple entre « certitudes doctrinales » et « explications multiples ». Certes il existe un corpus doctrinal atomiste, mais comme tous les phénomènes dans leur diversité et particularités sont loin d’être circonscrits par la science de l’époque, point n’est besoin d’admettre une explication et d’en rejeter une autre qui « s’accorde également avec les phénomènes. » (Lettre à Pythoclès, § 87.)
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On le voit, là n’est pas l’essentiel.
Épicure envisage principalement la philosophie comme médecine, comme thérapeutique du cœur et de l’âme : il se veut pharmacien en vue de l’obtention du bonheur, de la tranquillité de l’âme (ataraxie, absence de troubles).
Sa médication philosophique est présentée sous la forme ramassée du « quadruple remède », le tetra pharmakon :
« 1 – Il n’y a rien à craindre des dieux. »
« 2 – Il n’y a rien à craindre de la mort. »
« 3 – La douleur est supportable. »
« 4 – Le bonheur est atteignable. »
Clair,
simple, pratique, que l’on peut emporter partout avec soi. Fermez le ban !
Toute la philosophie d’Épicure est une éthique de l’extrême urgence :
« Il est temps de philosopher ! ».
Dans une période où commencent à pulluler ceux qui accompagnent habituellement la misère et l’angoisse du lendemain, quel meilleur soulagement – mais aussi quelle audace ! - n’y a-t-il pas à reléguer les dieux loin des affaires humaines ? De les proclamer indifférents à nos petites histoires. Et de les reléguer dans des inter-mondes où ils vaquent à leurs occupations de dieux. Sans les nier toutefois. Autant dire que toute la philosophie d’Épicure se passe allègrement de quelque théologie que ce soit !
Dans une époque où les marchands d’arrière-mondes – comme les
appellera Nietzsche beaucoup plus tard – font commerce de détachement des choses terrestres et – corollaire indispensable et constitutif - de
crainte de l’au-delà, n’y a-t-il pas de meilleur remède que d’affirmer qu’il n’y a rien à craindre de la mort, que, la mort consistant en la privation de la sensibilité, la crainte de la mort est une crainte sans objet ? La théorie atomiste, pour qui la psyche, l’âme, est un des aspects de la matière, induisant également l’idée de réaménagement des atomes constitutifs des corps à d’autres fins.
Épicure, qui vécut toute sa vie atteint de la maladie de la pierre (calculs rénaux), sait de quoi il parle quand il affirme que l’on peut supporter la douleur. Sans doute, sa physiologie constitutive
et sa vie de souffrance ont-elle influé énormément sur son enseignement et une certaine forme d’ascétisme qui plaira beaucoup aux stoïciens ultérieurs. (Montaigne poussera même la fidélité à ce penseur en étant affligé de la même maladie – nommée à son époque la gravelle.) Toujours est-il qu’il y a là une leçon de courage, endurance dans la souffrance, et une assurance simple mais efficace : tant que l’on souffre, c’est qu’on est en vie, et cette souffrance est supportable, au-delà, c’est la mort, et nous ne sommes plus concernés en rien par cette souffrance (voir alinéa précédent).
Enfin, on peut atteindre le bonheur, qu’Épicure nomme plutôt – et c’est important – ataraxie, absence de troubles. Ce en quoi il se
distingue d’autres enseignements, tel celui d’Aristippe de Cyrène. (Mais nous y reviendrons.) Il prône l’indépendance (autarkeia). Il faut apprendre à se suffire à soi-même et savoir se contenter de peu. Il nous apprend surtout « ce qu’il faut choisir et ce qu’il faut éviter ».
À cet effet, il enseigne une véritable « arithmétique des plaisirs » en vertu de laquelle la réflexion pèse les conséquences de chaque plaisir. Il distingue les désirs vains, qui consistent souvent à vouloir toujours plus, et les désirs conformes à la nature, qui, tout en étant propices à une vie bonne, doivent cependant être limités (voir § précédent), mais aussi considérés en vertu de leurs conséquences et séparés en désirs naturels et nécessaires (par ex. faim, soif) et désirs naturels mais non nécessaires. Si ces derniers entraînent plus de désagrément pour les obtenir que de plaisir véritable, autant les proscrire. À chacun de faire les comptes, il n’y a pas d’impératif catégorique chez Épicure. Ce n’est pas un moraliste et, en cela, il inaugure un des éléments essentiels pour une ligne de pensée que l’on qualifiera plus tard de libertaire.
Sans doute subsiste-t-il ici encore quelques apories que nous relèverons après avoir fait un dernier détour par la pensée du professeur de Bâle. Mais il reste un dernier élément à mentionner – non des moindres et des plus fructueux pour les pensées qui suivirent -, à savoir le mode de vie philosophique : culte et pratique de l’amitié et lieu où s’exerce cette philosophie existentielle, le Jardin. Mode de vie communautaire, égalitaire (hommes, femmes, esclaves affranchis – ce qui est notable pour l’époque), lieu d’application concrète des idées et théories philosophiques, qui influencera plus tard les premières utopies (Thomas More, entre autres).
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