Naissance de la maladie moderne - 7
- Article par Jean-Claude Roulin
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Posted on Thursday 14 May 2009, 18h00 - updated on 14/05/09 - Essais - Permalink
SOMMAIRE :
- Brève balade dans le cime tière des chiens
- Incipit… tragœdia ? (où l’on voit que l’œuvre dépasse par fois le créateur)
- De finibus
Brève balade dans le cimetière des chiens
(intermezzo)
« Il entrait au théâtre à contre-courant des gens qui sortaient : Comme on lui en avait demandé la raison, il disait : ”Tout au long de ma vie, c’est ce que je m’efforce de faire.” » (Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VI, 64. - chapitre consacré à Diogène de Sinope et aux cyniques.)
« Diogène répétait à cor et à cri que la vie accordée aux hommes par les dieux est une vie facile, mais que cette facilité leur échappe, car ils recherchent gâteaux de miel, parfums et autres raffinements du même genre. » (D.L., op. cit. VI. 44.)
« Platon avait défini l’homme comme un animal bipède sans plumes et la définition avait du succès ; Diogène pluma un coq et l’amena à l’école de Platon. ” Voilà, dit-il, l’homme de Platon ! ” D’où l’ajout que fit Platon à sa définition : ” et qui a des ongles plats ”. » (D.L., op. cit. VI, 40.)
*
« Il est anormal, disait Antisthène, que du bon grain l’on sépare l’ivraie et qu’à la guerre on laisse de côté les bons à rien, mais que dans la vie politique on n’écarte pas les scélérats. » (D.L., op. cit. VI, 6.)
« La vertu relève des actes, elle n’a besoin ni de longs discours ni de connaissances. »
« Le sage réglera sa vie de citoyen, non point selon les lois établies, mais selon la loi de la vertu. » (Antisthène in D.L., op. cit. VI, 11.)
« Prêter attention à nos ennemis, car ils sont les premiers à se rendre compte de nos erreurs. »
« À l’homme et à la femme appartient la même vertu. » (Antisthène in D.L., op. cit. VI, 12.)
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« Selon Dioclès, c’est parce que son père qui tenait la banque publique avait falsifié la monnaie que Diogène s’exila. » (D.L., op. cit. VI, 20.) [1]
[Leçon que retiendra le transmutateur de toutes les valeurs.]
« Au cours d’un repas, des gens lui lançaient des os comme à un chien ; lui, avec désinvolture, leur pissa dessus comme un chien. » (Diogène in D.L., op. cit. VI, 46.)
« Comme on lui demandait pourquoi les gens font l’aumône aux mendiants et non aux philosophes, il répondit : ” Parce qu’ils craignent de devenir un jour boiteux et aveugles, jamais ils ne craignent de devenir philosophes. ” » (Diogène in D.L., op. cit. VI, 56.)
« Comme on lui demandait si la mort est un mal il répondit : ” Comment pourrait-elle être un mal, elle que nous ne sentons pas quand elle est là ? ” ». (Diogène in D.L., op. cit. VI, 68.) [où l’on retrouve le deuxième remède du tetra pharmakon d’Épicure.]
« Tout comme les gens qui se sont accoutumés à une vie de plaisir trouvent déplaisant de passer au style de vie opposé, de même ceux qui se sont exercés au style de vie opposé, éprouvent à mépriser les plaisirs un plaisir plus grand que ces plaisirs eux-mêmes. Tel était le langage que tenait Diogène et de toute évidence il y conformait ses actes, falsifiant réellement la monnaie, n’accordant point du tout la même valeur aux prescriptions de la loi qu’à celles de la nature, disant qu’il menait précisément le même genre de vie qu’Héraclès, en mettant la liberté au-dessus de tout. » (Diogène in D.L., op. cit. VI, 71.) [voir également la filiation avec Épicure, mais aussi Aristippe de Cyrène.]
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« Il [Antisthène] commença par écouter le rhéteur Gorgias. […] Plus tard, il entra en relation avec Socrate et de son contact tira un tel profit qu’il exhortait ses disciples à devenir ses condisciples auprès de Socrate, dont il emprunta la fermeté d’âme et imita l’impassibilité, ouvrant ainsi, le premier, la voie au cynisme. » (D.L., op. cit. VI, 2.)
[Peut-être un élément de réponse à une question que nous nous posionsau début de cet écrit concernant la biographie de Socrate est-il contenu ici ? En tout état de cause la filiation paraît évidente pour ce qui est du choix de mener une existence philosophique.]
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Incipit… (tragœdia ?)
(où l’on voit que l’œuvre dépasse parfois le créateur)
4. Erreur des causes imaginaires.
« —Pour prendre le rêve comme point de départ : à une sensation déterminée, par exemple celle que produit la lointaine détonation d’un canon, on substitue après coup une cause (souvent tout un petit roman dont naturellement la personne qui rêve est le héros). La sensation se prolonge pendant ce temps, comme dans une résonance, elle attend en quelque sorte jusqu’à ce que l’instinct de causalité lui permette de se placer au premier plan — non plus dorénavant comme un hasard, mais comme la « raison » [2] d’un fait. Le coup de canon se présente d’une façon causale dans un apparent renversement du temps. Ce qui ne vient qu’après, la motivation, semble arriver d’abord, souvent avec cent détails qui passent comme dans un éclair, le coup suit… Qu’est-il arrivé ? Les représentations qui produisent un certain état de fait ont été mal interprétées comme les causes de cet état de fait. — En réalité nous faisons de même lorsque nous sommes éveillés. La plupart de nos sentiments généraux — toute espèce d’entrave, d’oppression, de tension, d’explosion dans le jeu des organes, en particulier l’état du nerf sympathique — provoquent notre instinct de causalité : nous voulons avoir une raison pour nous trouver en tel ou tel état, — pour nous porter bien ou mal. Il ne nous suffit jamais de constater simplement le fait que nous nous portons de telle ou telle façon : nous n’acceptons ce fait, — nous n’en prenons conscience — que lorsque nous lui avons donné une sorte de motivation. — La mémoire qui, dans des cas pareils, entre en fonction sans que nous en ayons conscience, amène des états antérieurs de même ordre et les interprétations causales qui s’y rattachent, — et nullement leur causalité véritable. Il est vrai que d’autre part la mémoire entraîne aussi la croyance que les représentations, que les phénomènes de conscience accompagnateurs ont été les causes. Ainsi se forme l’habitude d’une certaine interprétation des causes qui, en réalité, en entrave et en exclut même la recherche. »
5. Explication psychologique de ce fait.
« Ramener quelque chose d’inconnu à quelque chose de connu allège, tranquillise et satisfait l’esprit, et procure en outre un sentiment de puissance. L’inconnu comporte le danger, l’inquiétude, le souci — le premier instinct porte à supprimer cette situation pénible. Premier principe : une explication quelconque est préférable au manque d’explication. [3] Comme il ne s’agit au fond que de se débarrasser de représentations angoissantes, on n’y regarde pas de si près pour trouver des moyens d’y arriver : la première représentation par quoi l’inconnu se déclare connu fait tant de bien qu’on la « tient pour vraie ». Preuve du plaisir (« de la force ») comme critérium de la vérité. — L’instinct de cause dépend donc du sentiment de la peur qui le produit. Le « pourquoi », autant qu’il est possible, ne demande pas l’indication d’une cause pour l’amour d’elle-même, mais plutôt une espèce de cause — une cause qui calme, délivre et allège. La première conséquence de ce besoin c’est que l’on fixe comme cause quelque chose de déjà connu, de vécu, quelque chose qui est inscrit dans la mémoire. Le nouveau, l’imprévu, l’étrange est exclu des causes possibles. On ne cherche donc pas seulement à trouver une explication à la cause, mais on choisit et on préfère une espèce particulière d’explications, celle qui éloigne le plus rapidement et le plus souvent le sentiment de l’étrange, du nouveau, de l’imprévu, — les explications les plus ordinaires. — Qu’est-ce qui s’ensuit ? Une évaluation des causes domine toujours davantage, se concentre en système et finit par prédominer de façon à exclure simplement d’autres causes et d’autres explications. — Le banquier pense immédiatement à « l’affaire », le chrétien au « péché », la fille à son amour. » (Nietzsche – Le Crépuscule des Idoles – Les quatre grandes erreurs, § 4 et 5.)
***
De finibus
Il ne me paraît pas certain que nous ayons parcouru l’ensemble des phénomènes, des symptômes de la maladie moderne. Nous nous sommes attachés essentiellement à en rechercher les origines.
Beaucoup de questions ont été soulevées, notamment la question du sensualisme, à peine évoquée et pourtant primordiale en tant que voie d’accès privilégiée au réel, et ligne de fracture des écoles philosophiques ; d’autres restent sans réponse, notamment la question du politique et de sa pratique pour aujourd’hui. Sans aucun doute la pensée du Jardin épicurien est-elle à transposer dans notre époque où des formes nouvelles de vie communautaires, au sens où l’entendaient Épicure et ses amis, sont possibles sous la forme d’association nomade, a-centrée, hétérogène et multiforme, possiblement relayée en réseau – sous le mode rhizomatique –, grâce, notamment, aux nouveaux moyens de communication qui permettent l’échange, le partage des idées au-delà des frontières de distance géographique et culturelle. Arme sans doute la plus effective et la mieux adaptée face au totalitarisme rampant des formes politiques pratiquées de nos jours, sous couvert de démocratie.
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« […] - Le problème de la valeur du vrai s’est présenté à nous, - ou bien est-ce nous qui nous sommes présentés à ce problème ? Qui de nous ici est Œdipe ? Qui le Sphinx ? C’est, comme il semble, un véritable rendez-vous de problèmes et de questions. - Et, le croirait-on ? il me semble, en fin de compte, que le problème n’a jamais été posé jusqu’ici, que nous avons été les premiers à l’apercevoir, à l’envisager, à avoir le courage de le traiter. Car il y a des risques à courir, et peut-être n’en est-il pas de plus grands. » (Nietzsche - Par delà le bien et le mal - Chapitre I. - Les préjugés des philosophes - § 1.)
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Nous avons parcouru plusieurs siècles de pensée et d’élaboration philosophique. Nous avons concentré notre attention sur certains carrefours, où nous avons soupçonné pouvoir déceler les points d’ancrage de la maladie moderne : avec Anaximandre, Parménide, puis l’Humanisme de la Renaissance.
Le premier de ces carrefours est sans doute constitutif et principiel de tous les autres – mais je le pose à titre de questionnement, d’hypothèse. Je crois qu’il y a là en puissance un germe du deuxième point d’ancrage, qui, lui, m’apparaît comme une certitude. Cette bifurcation parménidienne nous a emmené jusqu’à l’onto-théologie de Heidegger – et au-delà, sans doute, pour longtemps encore. Le troisième est un regret (régrès ?), une occasion manquée, une sclérose de l’esprit.
In fine, nous avons fait retour sur le cœur de la pensée grecque et le plus haut lieu de l’élaboration de sa vision tragique du monde.
*
Mais n’oublions pas Héraclite - et son logos xunos - qui ouvre une voie de recherche pour trouver ce qui est, et, fait primordial, que cette voie est ouverte à tous les hommes.
1 - Cette falsification, dont on ne sait si elle correspond vraiment à la réalité historique ou si elle relève de la légende, a pris dans le cynisme une valeur symbolique : Diogène falsifie la morale, la religion, la politique et même la philosophie, c’est-à-dire qu’il contrefait les valeurs traditionnelles pour leur en substituer de nouvelles. (Marie-Odile Goulet-Cazé)
2 - NDLR : C’est moi qui souligne pour tout ce §.
3 - NDLR : Idem.
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Jean-Claude ROULIN · 15 May 2009, 11h29
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Bonjour,
Au terme de cet itinéraire philosophique entamé au cours de l’été 2008, puis retravaillé au printemps 2009 en vue de sa publication sur le site Netoyens!, j’aimerais remercier Eric pour son accueil, sa gentillesse et le soin scrupuleux qu’il a apporté à déposer les différents épisodes sur ce site, semaine après semaine. Merci également à ma «sœur» Anne pour m’avoir invité à faire partie de l’équipe de Netoyens! et réussi à me convaincre de publier ce petit essai sur le web.
Pour ceux qui ont aimé ce texte et qui voudraient pouvoir en disposer sur papier, nous avons prévu un numéro «hors série» qui permettra de retrouver l’ensemble des épisodes en un seul tenant, grâce aux bons soins de la fée Valérie. Qu’elle en soit également remerciée !
Enfin, merci à mes lecteurs en «avant-première» qui m’ont permis de corriger quelques imperfections. À mon implacable Gdalia, bien-sûr ; mais aussi à Xian (alias le Père Peinard) <http://www.collectifinvisible.info&… indéfectible ami, et critique impitoyable des premières épreuves.
Et un salut amical à Jean-Paul Lambert <http://www.prosperdis.org/> pour ses compliments et sa lecture avertie. Celui-ci avait d’ailleurs publié le magnifique « L’irreligion de l’avenir » de Jean-Marie Guyau (1854-1888), l’un des plus grands philosophes français, trop méconnu, qui a beaucoup influencé celui qui a irrigué le développement et les intrigues contenues dans mon propos : Nietzsche.
Vous pouvez retrouver un extrait de ce texte sur le site du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales) : http://www.journaldumauss.net/spip….
Bonne lecture.Cordialement,
Jean-Claude