Naissance de la maladie moderne - 5
- Article par Jean-Claude Roulin
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Posted on Sunday 19 April 2009, 06h00 - updated on 19/04/09 - Essais - Permalink
Sommaire :
- Une philosophie de la rivalité (ou l’éternel retour de la contrariété)
- « La croyance fondamentale des métaphysiciens c’est l’idée de l’opposition des valeurs. »
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Une philosophie de la rivalité (ou l’éternel retour de la contrariété)
« Il faut savoir que la guerre est commune, la justice discorde, que tout se fait et se détruit par discorde. »
<(Héraclite - Frag. 80)/span>
« Contre Socrate, Nietzsche exprime l’ironie et la haine [NDLR : cf. Le Crépuscule des idoles – Le problème de Socrate] ; mais le secret au sujet de Socrate est sans doute la reconnaissance d’une parenté spirituelle entre eux. Nietzsche n’avoue-t-il pas se battre sans arrêt contre Socrate qui lui est si proche ? Leur parenté d’esprit ne lui échappe pas. C’est pour Nietzsche le premier philosophe à philosopher sur la vie […] Nietzsche reconnaît en Socrate un prophète conscient de sa mission. »(Angèle Kremer-Marietti – De la philologie à la généalogie.)
« J’ai donné à entendre de quelle façon Socrate fascine : il semblait être un médecin, un sauveur. Est-il nécessaire de montrer encore l’erreur qui se trouvait dans sa croyance en la « raison à tout prix » ? — C’est une duperie de soi de la part des philosophes et des moralistes que de s’imaginer sortir de la décadence en lui faisant la guerre. Y échapper est hors de leur pouvoir : ce qu’ils choisissent comme remède, comme moyen de salut, n’est qu’une autre expression de la décadence — ils ne font qu’en changer l’expression, ils ne la suppriment point. Le cas de Socrate fut un malentendu ; toute la morale de perfectionnement, y compris la morale chrétienne, fut un malentendu… La plus vive lumière, la raison à tout prix, la vie claire, froide, prudente, consciente, dépourvue d’instincts, en lutte contre les instincts ne fut elle-même qu’une maladie, une nouvelle maladie — et nullement un retour à la « vertu », à la « santé », au bonheur… Être forcé de lutter contre les instincts — c’est là la formule de la décadence : tant que la vie est ascendante, bonheur et instinct sont identiques. » (Nietzsche – Le crépuscule des idoles – Le problème de Socrate, § 11.)
Dans la compagnie d’Épicure : « Oui, je suis fier de voir le caractère d’Épicure d’une façon peut-être différente de celle de tout le monde, et de jouir de l’Antiquité, comme d’un bonheur vespéral, chaque fois que je lis ou entends quelque chose de lui ; - je vois son œil errer sur de vastes mers blanchâtres, sur des falaises où repose le soleil, tandis que de grands et de petits animaux s’ébattent sous ses rayons, sûrs et tranquilles comme cette clarté et ces yeux mêmes. Un pareil bonheur n’a pu être inventé que par quelqu’un qui souffrait sans cesse, c’est le bonheur d’un œil qui a vu s’apaiser sous son regard la mer de l’existence, et qui maintenant ne peut pas se lasser de regarder la surface de cette mer, son épiderme multicolore, tendre et frissonnant : il n’y eut jamais auparavant pareille modestie de la volupté. » (Nietzsche – Le Gai Savoir – Livre premier - § 45.)
Contre Épicure : « Il n’est pas vrai que l’homme recherche le plaisir et fuit la douleur : on comprend avec quel préjugé illustre je romps ici […]. Le plaisir et la douleur sont des conséquences, des phénomènes concomitants ; ce que veut l’homme, ce que veut la moindre parcelle d’un organisme vivant, c’est un accroissement de puissance. Dans l’effort qu’il fait pour le réaliser, le plaisir et la douleur se succèdent ; à cause de cette volonté, il cherche la résistance, il a besoin de quelque chose qui s’oppose à lui… » que Nietzsche traite parfois – après avoir salué le thérapeute de l’âme - de précurseur du christianisme : « Épicure un décadent typique : Pour la première fois reconnu comme tel par moi. La crainte de la douleur, même de la douleur infiniment petite, elle ne peut finir autrement que dans une religion de l’amour… » (Nietzsche – L’Antéchrist - § 30.)
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« Quelle que soit la valeur que l’on attribue à ce qui est vrai, véridique, désintéressé il se pourrait bien qu’il faille reconnaître à l’apparence, à la volonté d’illusion, à l’égoïsme et au désir une valeur plus grande et plus fondamentale par rapport à la vie. » (Nietzsche - Par delà le bien et le mal - Chapitre I. - Les préjugés des philosophes - § 2.)
(Héraclite – frag. 2) [1] « Aussi faut-il suivre le (logos) commun ; mais quoiqu’il soit commun à tous,la plupart vivent comme s’ils avaient une intelligence à eux. » (NDLR : je souligne.)
« La plupart vivent comme s’ils avaient une intelligence à eux. »
Étape ultime de la maladie ? Ou patient ayant atteint le stade terminal ?… comme dit la confrérie médicale. (Nous sommes pourtant revenus au VIème siècle av. NE !) Mal consubstantiel à l’espèce sapiens-sapiens, alors ! Forme principielle de l’hubris ?
Attention ! terrain glissant… et miné. Nous l’avons vu dans le chapitre inaugural consacré à Anaximandre, l’ami et l’élève de Thalès. Mais l’ombre du péché originel qui plane sur nous depuis Augustin d’Hippone (IVème siècle de NE) doit-elle nous arrêter et nous empêcher de traiter cette question ?
Nous pourrions réexaminer tous les points abordés jusqu’ici à l’aune de l’homo individualis – et économicus - moderne : qui s’imagine désirer librement, être affranchi des règles de la communauté, ne rien devoir à personne, être à lui seul sa propre mesure et la mesure de toute chose, véritable étalon post-moderne… nous sommes loin du logos xunos !…
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« La croyance fondamentale des métaphysiciens c’est l’idée de l’opposition des valeurs. »… Mais aussi interroger Monsieur Nietzsche sur ses relations avec Monsieur Wagner. Est-ce aussi simple que ce qu’il nous en théorise ? Comment peut-on passer d’une admiration aussi éperdue à une détestation non moins éternelle, puisque le Cas Wagner ne cessera d’alimenter la vie et les écrits du disciple éconduit ? Est-ce trop licencieux que d’oser cette hypothèse qui ne sied pas à d’aussi nobles personnages ? Peut-on sérieusement préférer l’auteur de Carmen à celui de Tristan, je veux dire : mettre ces deux types de musique sur le même plan ? Les comparer ? Quand on est soi-même musicien…
N’avons-nous pas là, au contraire, un type exemplaire de rivalité entre, sans doute, les deux hommes-artistes les plus doués et les plus brillants de leur époque, chacun dans leur domaine, et ce, pour longtemps encore après leur existence ?
Nietzsche, traqueur inlassable du ressentiment, qui poussa l’exploration de ce concept fécond dans tous les recoins où niche la morale, où elle s’engendra et continue de s’engendrer, a « oublié » de la débusquer en lui-même ! D’où découla, d’ailleurs, dans son travail philosophique, un retour des oppositions : dissociation entre Apollon et Dionysos, dès ses premiers écrits, notamment « La Naissance de la tragédie » (dédiée à Wagner),… pour terminer par les billets signés Dionysos ou le Crucifié (alternativement), vers la fin de sa vie consciente. (Sans rien dire de ceux signés Dionysos (alias Nietzsche) adressés à Ariane (Cosima Wagner) !
N’y a-t-il pas là quelque piste féconde pour la compréhension de l’œuvre nietzschéenne ? Iconoclaste ? Sans doute. Mais l’auteur de Zarathoustra ne désirait-il pas ce type de « disciples » - qui n’en soient précisément pas ? Ne fût-il pas un philosophe-psychologue sondeur des tréfonds de l’âme humaine ? Un adepte du soupçon ?
Peut-on penser que sa biographie et les relations qu’il entretint avec ses « ami-e-s », remplies de structures triangulaires sur fond de rapports « dominant-dominé », soient complètement étrangères au travail de décryptage opéré par l’auteur de la Généalogie de la morale ? D’où lui sont venues toutes ces idées, ces intuitions qu’il a su rendre si fécondes, sinon de son existence… Il est le premier à reconnaître cette source : toute philosophie s’incarne dans une biographie. (Cf. préface du Gai Savoir.)
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« L’IMMORALISTE PARLE. — Rien n’est plus contraire aux goûts du philosophe que l’homme en tant qu’il désire… S’il ne voit l’homme que dans ses actions, s’il voit cet animal le plus brave, le plus rusé et le plus endurant, égaré même dans des détresses inextricables, combien admirable lui paraît l’homme ! Il l’encourage encore… Mais le philosophe méprise l’homme qui désire, et aussi celui qui peut paraître désirable — et en général toute désirabilité, tous les idéaux de l’homme. Si un philosophe pouvait être nihiliste, il le serait parce qu’il trouve le néant derrière tous les idéaux. Et pas même le néant, — mais seulement ce qui est futile, absurde, malade, fatigué, toute espèce de lie dans le gobelet vidé de son existence… L’homme qui est si vénérable en tant que réalité, pourquoi ne mérite-t-il point d’estime lorsqu’il désire ? Faut-il qu’il contrebalance ses actions, la tension d’esprit et de volonté qu’il y a dans toute action, par une paralysie dans l’imaginaire et dans l’absurde ? — L’histoire de ses désirs fut jusqu’à présent la partie honteuse [2] de l’homme. Il faut se garder de lire trop longtemps dans cette histoire. Ce qui justifie l’homme, c’est sa réalité, elle le justifiera éternellement. Et combien plus de valeur a l’homme réel, si on le compare à un homme quelconque qui n’est que tissu de désirs, de rêves, de puanteurs et de mensonges ? avec un homme idéal quelconque ?… Et ce n’est que l’homme idéal qui soit contraire au goût du philosophe. » Nietzsche – Le Crépuscule des idoles – Flâneries inactuelles, § 32.
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« Mais laissons-là [un instant] Monsieur Nietzsche. » (cf. préface au Gai Savoir § 2.)
Le plus profond de la pensée humaine et, en particulier, de la pensée grecque ancienne ne réside-t-il pas dans sa poésie et ses tragédies ? Ne sont-elles pas la quintessence du drame humain : « Nombreuses sont les choses terribles, mais rien n’est plus terrible que l’homme. » (Sophocle - Antigone.)
En forme d’hommage à ce sommet de l’élaboration de la pensée humaine et afin d’« illustrer » quelques notions que nous avons rencontrées, le prochain épisode de notre petit feuilleton philosophique sera entièrement dédié à la lecture d’un extrait de « Les Perses » d’Eschyle.
2 En français dans le texte
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