Culpabilité personnelle et responsabilité collective : le meurtre de Marie Trintignant par Bertrand Cantat comme aboutissement d’un processus collectif.
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Posted on Thursday 21 January 2010, 19h22 - updated on 21/01/10 - Édito - Permalink
par léo thiers-vidal
Présentation dans le cadre du Colloque Marx IV – 01/10/04 - Matin, Section ” Genre et rapports sociaux ” (Nouvelles Questions Féministes)
Lorsque, le 27 juillet 2003, Bertrand Cantat a décidé de frapper - à mort - Marie Trintignant, il a engagé sa responsabilité individuelle pour les conséquences de ses actes - quels que puissent être ensuite ses discours de déni, de reconnaissance partielle, de projection de responsabilité ou de pleine reconnaissance et éventuelle demande de pardon. Si cette dimension subjective, individuelle de la reconnaissance de culpabilité peut être importante pour les personnes proches de Marie Trintignant et la façon dont celles-ci pourront vivre ce meurtre, elle n’évacue évidemment ni la culpabilité individuelle de Cantat, ni la dimension de responsabilité collective pour ce meurtre. J’entends par responsabilité collective le fait que les actes de Cantat peuvent évidemment être analysés comme reflétant son investissement dans la masculinité hétérosexuelle – c’est-à-dire l’investissement subjectif par un humain d’un certain registre de pratiques de soi et des autres, sources de bénéfices structurels considérables. Les actes de Cantat révèlent ainsi le degré de résistance et/ou de complaisance que celui-ci a au préalable développé face à cette socialisation masculine héterosexuelle. Plus spécifiquement, les actes de Cantat peuvent également être analysés comme le produit d’une socialisation masculine spécifiquement de gauche radicale. Et c’est en tant que pratique d’une masculinité hétérosexuelle engagée à gauche que les actes de Cantat peuvent collectivement interroger les hommes hétérosexuels de la gauche radicale.
L’absence d’une culture de responsabilité, de retours politiques critiques sur soi – ses pratiques, ses émotions, ses désirs, ses objectifs – toujours justifiée au nom d’une cause considérée seule politiquement légitime permet, entre autres, à ces hommes de construire un sentiment moral de puissance, d’intégrité, d’authenticité individuelles devenues synonymes de capacité à agir politiquement sur le monde. Or c’est précisément parce que l’interrogation féministe – en particulier sur le mode ” le privé est politique ” - bloque ce sentiment moral d’intégrité et d’authenticité, et qu’elle introduit une perception contradictoire de soi comme entre autres négatif, destructeur, violent et égoïste… que les hommes de gauche refusent majoritairement une lecture politique incarnée des rapports sociaux de sexe. S’intégrer soi à cette lecture comme faisant profondément et structurellement partie du problème semble être vécu comme incompatible avec l’engagement politique radical : on ne pourrait et faire parti du problème et vouloir contribuer à sa résolution. Adopter une perception de soi qui est négative et positive et qui oblige avant tout à déplacer la question vers les pratiques et leurs conséquences politiques sur la vie des autres semble alors devenir synonyme de psychologisation, de dépolitisation, de culture chrétienne/stalinienne de culpabilité – ce qui est paradoxal puisque cette culture de l’irresponsabilité sert précisément à sauvegarder un sentiment moral d’intégrité et d’authenticité.
L’analyse féministe des rapports sociaux de sexe invite en effet les hommes à se percevoir comme faisant profondément parti du problème, comme constituant un obstacle structurel à une société égalitaire. Elle invite les hommes à se percevoir non tant comme des individus mais avant tout comme des membres d’un groupe social, grandement dépourvus d’individualité. La réaction masculine courante à l’interrogation féministe consiste alors à dire : ” Oui, mais moi je suis différent. D’ailleurs, je l’ai demandé à ma copine, et moi je ne suis pas comme ça. Je vous l’assure, je fais bien la vaisselle “. Un enjeu central d’une lecture anti-masculiniste incarnée des rapports sociaux de sexe consiste alors, à mon avis, bien au contraire à se dire ” J’ai beaucoup plus de choses en commun avec Bertrand Cantat que de différent. Les actes meurtriers de Cantat en disent beaucoup plus sur ma façon de vivre et d’agir que je ne veux bien reconnaître “. C’est en effet lorsqu’ils acceptent de se percevoir comme partie intégrante d’une réalité sociologique oppressive que les hommes de gauche peuvent commencer - à l’aide des analyses féministes - à interroger cette réalité depuis leur position vécue, puis à transformer leur façon d’agir et celle de leurs pairs. Il s’agit donc de relire leur vécu et leurs pratiques à travers l’hypothèse que ceux-ci relèvent plus souvent de l’oppression que non plutôt que d’effectuer une telle relecture en postulant une rupture qualitative avec ” les machos “. C’est entre autre dans ce sens qu’un collectif de féministes participant à un séminaire international sur le genre à Budapest en 1997, avaient refusé comme réponse unique l’exclusion d’un homme qui avait violé une femme pendant ce séminaire : elles demandaient à tous les hommes présents de relire leurs comportements et vécus en postulant cette continuité oppressive, refusant ainsi que le ” problème patriarcal ” soit projeté de façon déresponsabilisante sur l’homme violeur. Elles exigeaient que les hommes – en tant que membres d’un groupe social – effectuent un travail critique personnel et collectif sur leur propre participation à l’oppression des femmes et rendent concrètement accessibles – c’est-à-dire par écrit - les retours critiques sur leurs propres comportements et ce qui avait selon eux rendu possible ce viol. Si cette dynamique critique avait partiellement eu lieu – et uniquement de par la demande répétée de la part de ces féministes – elle avait surtout confirmé l’absence de culture critique chez les hommes de la gauche radicale, même ” antisexistes “. En France, c’est également l’absence voire le refus collectif de retour critique sur la masculinité hétérosexuelle de gauche radicale qui avait renforcé une décalage politique genrée lors d’un camping anti-patriarcal en 1995 au sein de la gauche libertaire, d’ailleurs également marqué par des violences masculines contre des participantes.
Il semble donc que ce refus masculin et/ou cette incapacité masculine à développer un regard critique sur les pratiques oppressives vis-à-vis des femmes fassent partie intégrante d’une culture politique de gauche associant automatiquement ce type de travail politique à une pratique stalinienne et/ou chrétienne de culpabilité. La difficulté actuelle de penser la façon dont le ” je ” masculin hétérosexuel est pleinement structuré par un ” nous ” oppressif peut, à mon avis, être éclairée à travers les notions de culpabilité personnelle et responsabilité collective. Cette démarche est inspirée d’une conférence donnée par la philosophe féministe Serbe Dasa Duhacek sur la notion de responsabilité collective dans le contexte de l’ex-Yougoslavie, et ce à partir du travail théorique de Hannah Arendt.
Selon Arendt, la notion non-politique de culpabilité s’applique à des personnes et est fonction directe de leurs actes : dans ce sens, Bertrand Cantat est seul coupable de ses actes meurtriers – au sens légal et moral. La notion de responsabilité collective, par contre, fait référence à un registre politique et est fonction de l’appartenance à une communauté sociopolitique. Ce qui distingue la responsabilité collective, c’est le fait que celle-ci est indirecte (vicarious) et involontaire : elle concerne donc des choses que la personne citoyenne n’a pas faite elle-même et elle résulte d’une appartenance non-choisie (au sens plein du terme) à une communauté politique. L’idée d’une responsabilité collective peut alors être comprise comme l’obligation politique d’appréhender les charges autant que les bénéfices liés à l’appartenance à un groupe sociopolitique précis. Pour citer Arendt 1 : ” This vicarious responsibility for things we have not done, this taking upon ourselves the consequences for things we are entirely innocent of, is the price we pay for the fact that we live our lives not by ourselves but among our fellow men, and that the faculty of action, which, after all, is the political faculty par excellence, can be actualised only in one of the many and manifold forms of community ” (1987: 50).
Or une des résistances récurrentes à cette notion de responsabilité collective provient paradoxalement du fait qu’elle n’est pas entendue comme notion politique mais comme notion morale : ceux-la même qui rejettent le travail politique féministe en agitant l’épouvantail de la culpabilité chrétienne et/ou stalinienne, refusent de voir la façon dont leur position vécue et leur pouvoir d’action sont sociologiquement fonction de leur appartenance à un groupe social. De nouveau, la vision désincarnée règne : si les hommes hétérosexuels de la gauche radicale sont généralement bien obligés de reconnaître les privilèges structurels de genre dont ils bénéficient, ils refusent de voir non seulement la façon dont eux-mêmes participent à cette reproduction de l’inégalité de genre mais également la façon dont ces privilèges sont une production collective de la part de leur groupe sociopolitique – préférant maintenir leur attachement à un sentiment moral d’intégrité. Or lorsqu’on tente de développer un regard critique anti-masculiniste sur sa position vécue et ses actes, de nouveau la distinction entre culpabilité personnelle et responsabilité collective est pertinente. Si la grille de lecture féministe permet d’identifier les actes pour lesquels la responsabilité personnelle et directe est bien en jeu comme l’exploitation domestique, les violences physiques et sexuelles ou l’instrumentalisation des femmes… elle accentue également la dimension collective, institutionnelle et structurelle des rapports sociaux de sexe, c’est-à-dire ce en quoi l’appartenance sociopolitique à la masculinité hétérosexuelle peut être lue comme une absence d’individualité. Et la dimension politique de la responsabilité collective permet alors de ne pas penser ce dernier registre en terme de culpabilité collective - ce qui donne lieu à des sentiments moraux foncièrement axés sur soi-même donc non politiques - mais comme exigeant justement ” une transcendance de l’état subjectif individuel “, un décentrement de soi vers les autres qui passe avant tout par l’action politique, dans la sphère privée et publique.
Développer un regard politique sur la responsabilité collective corrélée à l’appartenance à la masculinité hétérosexuelle implique donc avant tout de s’intéresser au monde où les actes sont commis et aux conséquences de ces actes pour les humains n’appartenant pas à ce groupe sociopolitique – et non de s’arc-bouter sur un sentiment moral d’intégrité et d’authenticité. Il implique d’agir aujourd’hui sur les conditions qui ont rendu possible la décision de Bertrand Cantat de porter des coups meurtriers contre Marie Trintignant, en particulier les conditions liées à son appartenance à la gauche radicale. C’est dans ce sens qu’il est à mon avis possible de parler du meurtre de Marie Trintignant comme étant également un aboutissement d’un processus collectif impliquant une responsabilité collective spécifique.
Notes 1- ‘Collective Responsibility’ [1969] in James Bernauer (ed.) Amor Mundi: Explorations in the Faith and Thought of Hannah Arendt, (Dordrecht: Martinus Nijhoff, 1987).
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labrot · 29 January 2010, 11h12
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Excellent papier de Collective auteures.
Je mets un lien de http://amisdelaruedaguerre.free.fr
vers netoyens.Pierre Labrot le 29 Janvier 2010
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EJ · 31 January 2010, 15h01
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Je souhaite revenir sur un élément important de la conclusion.
Autant il me paraît tout à fait juste et indispensable de chercher et de trouver les moyens de changer les conditions qui ont rendu possible un tel acte de violence définitive, autant je ne crois pas qu’il y ait eu une décision prise de tuer. Les actes du jugement d’ailleurs ne retiennent pas, dans ce cas, la préméditation.
On peut aussi, il est vrai, analyser quel type de justice a rendu ce verdict. Elle a sans nul doute quelque chose à voir avec les conditions qui sont discutées ici. Cependant, il me semble que la formulation retenue dans la conclusion de l’article vient contredire au fond la réflexion proposée par son auteur tout au long de l’article.
Mon avis est qu’il convient en effet de changer radicalement les conditions qui rendent possible tout acte de violence prenant le risque d’entraîner la mort d’autrui. On a déjà beaucoup écrit sur Netoyens.info sur les mécanismes qui à l’école, qui dans l’entreprise, qui dans les foyers, agissent sur chacun d’entre nous et nous forment à la violence au delà de celle qui nous constitue comme être doué et capable naturellement de violence. Une affaire où on pourra comprendre le rôle que joue ce travail de violence faite au jour le jour au subconscient de chacun par notre société de nature proprement hiérarchique, ce hiérarchique fait de chaînes de commandement qui organisent et instituent les relations d’ascendance et de soumission.
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Collective d'auteures · 31 January 2010, 16h47
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Bertrand Cantat après avoir frappé par quatre fois, a laissé Marie Trintignant agoniser toute la nuit sans appeler les secours. Ce sont bien des actes meurtriers : ils ont conduits à la mort.
Quand à s’interroger sur l’intention manifeste ou non de tuer, là n’est pas la question. Ce qui conduit ces actes entrainant la mort de femmes toutes les 55h en France aujourd’hui, est le produit d’une “socialisation masculine hétérosexuelle”, et c’est cela qu’il faut commencer à déconstruire. C’est un projet politique d’envergure. Les femmes dans le monde constituent la moitié de la population, et subissent l’oppression masculine dans tous les pays du monde.
Le capitalisme agave la situation des femmes (comme celle des hommes), mais la violence envers les femmes est spécifique : elle est le produit d’une culture de domination des femmes par les hommes.
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Collective d'auteures · 31 January 2010, 23h01
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Plus précisément :
Si Bertrand Cantat a décidé de porter des coups meurtriers, avait-il conscience qu’il était en train de tuer Marie Trintigant pour autant ? Là n’est pas la question.
Imaginons un instant : si ces femmes qui meurent sous les coups toutes les 55h avaient été des noirs ou des arabes… 160 par an, ce serait intolérable. Et nous serions déjà en train d’écrire des articles pour dénoncer ces crimes en les qualifiants à juste titre de crimes racistes.
Les violences conjugales et son ultime violence, les meurtres, sont qualifiable de crimes sexistes. Bertrand Cantat est un de ses “machos” dans la toute puissance masculine qu’aucune prise de conscience n’a arrêté.
C’est cette responsabilité collective qui est un enjeu politique : changer le monde implique de rendre visible l’oppression des femmes et de déconstruire les mécanismes de la domination masculine.