Naissance de la maladie moderne - 2
- Article par Jean-Claude Roulin
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Posted on Saturday 21 March 2009, 20h00 - updated on 21/03/09 - Essais - Permalink
Sommaire :
- L’innocence du devenir (ou l’enfant jouant avec des pions)
- « On ne peut pas se baigner deux fois dans le même fleuve. »
L’innocence du devenir (ou l’enfant jouant avec des pions)
Les grandes questions philosophiques ont été posées bien avant Socrate, Platon ou Aristote. Nous venons de parler d’Anaximandre – et de Thalès – qui posent les bases de la pensée philosophique occidentale dans le principe de l’unité : la pensée de l’Un-primordial. Suit toute une lignée de penseurs, qui, par assimilation progressive de ce type de pensée, aboutiront à l’ontologie de Parménide, à la distinction entre l’esprit et le corps, qui, depuis Platon, est la malédiction de la philosophie.
D’où la nécessité qui apparut à Nietzsche de revenir à des périodes antérieures – d’avant la glaciation parménidienne – de retourner à cet embranchement, ce qui le fit se rapprocher notamment d’Héraclite d’Éphèse : «Tout est dans tout, n’est pas le résultat d’un processus, mais au contraire la supposition de tout devenir. » (Nietzsche - La Philosophie à l’époque tragique des Grecs.)
Héraclite – dit l’obscur – écrit à la fin du VIème siècle (av. NE). Il est à lui seul une sorte de résumé et de rassemblement de tout ce qui l’a précédé en terme de réflexion philosophique. Mais ses réponses et son apport lui sont propres et décisifs. Il part de l’opposition déjà établie par Xénophane de Colophon (école éléatique) entre l’être et le paraître. Il critique cette séparation radicale instaurée entre ce qui apparaît et ce qui est. (Voir ce que rapporte Hérodote : les Grecs croient à d’innombrables sottises, et sur les sujets les plus importants.)
Il montre « qu’une prédication est toujours quant à, relative à, jamais absolue, et aussi qu’il y a une quasi-nécessité pour nous de la séparation, qui correspond à une violence faite à la chose même. » (Castoriadis, op. cit. p. 219)
Héraclite affirme également l’unité des contraires : (fragment extrait de : Aristote, Ethique à Nicomaque, Θ, 2, 1155b4) « Ce qui est contraire est utile ; ce qui lutte forme la plus belle harmonie ; tout se fait par discorde » et évoque le voile de la phusis (nature) : phusis krupteshai philei (la phusis aime à se cacher.)
On comprend bien ici l’affection que Nietzsche portera à ce philosophe, un des rares qui lui agréera tout au long de son parcours philosophique torturé ! : « Je mets à part avec un profond respect le nom d’Héraclite. Si le peuple des autres philosophes rejetait le témoignage des sens parce que les sens sont multiples et variables, il en rejetait le témoignage parce qu’ils présentent les choses comme si elles avaient de la durée et de l’unité. Héraclite, lui aussi, fit tort aux sens. Ceux-ci ne mentent ni à la façon qu’imaginent les Éléates ni comme il se le figurait, lui, ― en général ils ne mentent pas. C’est ce que nous faisons de leur témoignage qui y met le mensonge, par exemple le mensonge de l’unité, le mensonge de la réalité, de la substance, de la durée… Si nous faussons le témoignage des sens, c’est la « raison » qui en est la cause. Les sens ne mentent pas en tant qu’ils montrent le devenir, la disparition, le changement… Mais dans son affirmation que l’être est une fiction Héraclite gardera éternellement raison. Le « monde des apparences » est le seul réel : le « monde-vérité » est seulement ajouté par le mensonge… » (Le Crépuscule des idoles - Comment le « monde-vérité » devint enfin une fable - § 2 - trad. Henri Albert). Notons au passage un débat autour de la question du témoignage des sens que nous retrouverons sans doute plus tard, quand nous aborderons la porte de sortie de la maladie.
Au-delà des fragments (puisque son œuvre nous est malheureusement parvenue uniquement sous cette forme) où Héraclite fait montre d’une critique radicale de ses prédécesseurs et même de férocité à l’égard de ses contemporains, ce qui l’a longtemps amené à être rangé du côté des misanthropes et à être considéré comme le précurseur d’une philosophie pessimiste (cf. le célèbre tableau L’École d’Athènes de Raphaël, 1509), il est également un Héraclite qui ouvre une voie de recherche pour trouver ce qui est, et, fait primordial, que cette voie est ouverte à tous les hommes – position foncièrement démocratique, quelles qu’aient pu être les origines et les opinions politiques d’Héraclite : (frag. 2) « Aussi faut-il suivre le (logos) commun ; mais quoiqu’il soit commun à tous, la plupart vivent comme s’ils avaient une intelligence à eux. » (Voir aussi le développement que fera Nietzsche sur le thème de l’idiosyncrasie.)
Le fragment 2 dit que la plupart des gens vivent comme s’ils avaient une intelligence propre, comme si leur pensée leur appartenait en propre, alors que le logos est xunos (de koinos, commun, mais aussi xun, ensemble, associé). « Il existe donc un logos qui est commun à tous, et même à tout ; et, face à lui, des gens dont chacun persiste à poser sa pensée comme à part et capable, en elle-même et dans ses particularités, de trouver la vérité. » (Castoriadis, op. cit. page 231). C’est pourquoi : « La foule ne prend pas garde aux choses qu’elle rencontre, et elle ne les remarque pas quand on attire son attention sur elles, bien qu’elle s’imagine le faire. » (Burnet, traduit par Reymond.)
« Se souvenir en outre que les êtres s’élèvent d’autant plus qu’ils participent davantage, et plus continûment, à cette raison qui gouverne l’ensemble de l’univers ; et qu’ils regardent les détails de la vie de chaque jour comme leur étant de plus en plus étrangers. » (in Marc-Aurèle, Pensées, IV, 46.)
Les hommes croient que certaines choses sont justes, d’autres injustes, alors que pour les dieux, tout est juste et beau :(frag. 70) « Les croyances des hommes sont des hochets, des jouets d’enfant. » (trad. Castoriadis.)
Cette idée fondamentale du logos xunos est véritablement manifestée dans la personne du philosophe d’Éphèse, puisque, comme dit plus haut, Héraclite est avant tout le récipiendaire de toute la pensée grecque qui l’a précédé, qu’il s’incorpore pour la critiquer parfois violemment, pour la mettre littéralement sens dessus dessous, en démontrer les apories, les oppositions factices, les incohérences. Critique qui ne se limite pas aux seuls philosophes d’ailleurs, mais qui englobe tout le savoir grec, à commencer par le catéchisme propre aux mythologies propagées par Homère et Hésiode. Le biberon de la paideia grecque.
En cela, il préfigure toute une lignée de penseurs qui éloigneront progressivement les dieux, jusqu’à les reléguer dans d’autres mondes ou des inter-mondes où ils ne se soucient nullement des activités des hommes. Formule sans doute prudente pour une première forme d’athéisme – même si le mot est anachronique et nous reporte à une époque beaucoup plus tardive de la pensée humaine – dont les prolongements retrouveront presque naturellement ces grands prédécesseurs.
Préfiguration également des modernes déconstructeurs.
Pensée diachronique donc, le logos xunos, fonctionne selon l’accumulation propre à la flèche du temps, mais aussi cette pensée est pleinement inscrite dans la synchronie de son époque faite de bouleversements profonds et décisifs, de secousses terribles qui font passer la Grèce d’un peuple de rapine à une civilisation de très haute facture via les périodes de luttes intenses qui virent le développement sur plus d’un siècle – celui précisément où vécut Héraclite – de la démocratie.
Les pensées des hommes s’incarnent en quelque sorte dans le langage, or celui-ci est inadéquat parce qu’il sépare. On pourrait dire aussi qu’il sépare parce qu’il est l’émanation d’une pensée qui sépare, comme nous l’avons vu au travers de l’opposition être-paraître.
Avec Héraclite, nous sommes dans une logique où la contradiction est permise :(Frag. 67) « Le dieu est jour-nuit, hiver-été, guerre-paix, satiété-faim. Il se change comme quand on y mêle des parfums ; alors on le nomme suivant leur odeur. » ;(Frag. 60) « Un même chemin en haut, en bas. » ;(Frag. 32) « L’un, qui seul est sage, veut et ne veut pas être appelé du nom de Zeus. » ; (Frag. 48) « L’arc est appelé vie (bios), mais son travail est mort.)
Contrairement à Platon, puis Aristote, qui formaliseront et développeront une logique de non-contradictionet de tiers-exclu(à un moment donné et sous un rapport donné A ne peut être non-A), Héraclite ignore cette distinction : la contrariété est contenue dans l’être en un même moment et sous un même rapport : (Frag. 57) « La foule a pour maître Hésiode ; elle prend pour le plus grand savant celui qui ne sait pas ce qu’est le jour ou la nuit ; car c’est une même chose. » ;(Frag. 26) « L’homme dans la nuit, allume une lumière pour lui-même ; mort, il est éteint. Mais vivant, dans son sommeil et les yeux éteints, il brûle plus que le mort ; éveillé, plus que s’il dort. »
« Loin d’être simple coexistence passive des contraires, la contrariété est à la fois détermination ontologique et principe actif – lutte, discorde, guerre. Tout ce qui existe est en conflit, non pas seulement avec les autres choses, mais avec soi-même. » (Castoriadis, op. cit. p. 234.) ; (Frag. 80) « Il faut savoir que la guerre est commune, la justice discorde, que tout se fait et se détruit par discorde. » Mais aussi et surtout le célèbre fragment 53 : « La guerre est père de tout, roi de tout, a désigné ceux-ci comme dieux, ceux-là comme hommes, ceux-ci comme esclaves, ceux-là comme libres. » (Notons au passage la thèse philosophique centrale des Grecs – à la notable exception d’Aristote - sur l’esclavage, il n’y a pas d’esclaves ni d’hommes libres par nature, mais c’est la guerre, la violence qui les rend tels.)
(Frag. 51) « [Les hommes] ne comprennent pas comment ce qui lutte avec soi-même peut s’accorder. L’harmonie du monde est par tensions opposées, comme pour la lyre et pour l’arc. » Palintropos harmoniè pouvant être traduit par « harmonie oscillante », par l’idée d’une harmonie résultante de vecteurs opposés (cf. supra frag. 8).
« On ne peut pas se baigner deux fois dans le même fleuve. » (Frag. 91).
Ceux qui n’ont jamais lu Héraclite, ou n’ont même jamais entendu parler de lui, connaissent cette phrase : « On ne peut pas se baigner deux fois dans le même fleuve. » Ou sa variante :(Frag. 49a) « Nous entrons et n’entrons pas dans le même fleuve, nous sommes et ne sommes pas. »
Cette pensée du flux caractérise un autre aspect de la contrariété qui influencera certains courants ultérieurs de la philosophie : sophistes (qui ne sont certes pas uniquement la réduction qu’a opéré à leur encontre le dénommé Platon), mais aussi Démocrite et les matérialistes, Zénon d’Élée et ses paradoxes, les sceptiques…
Les thèses principales d’Héraclite contredisent tout ce que les hommes pensent habituellement : elles sont littéralement hors du sens commun. C’est une pensée de l’écartentre ce qui est vraiment et ce qui nous apparaît de façon voilée (cf. Frag. 123 déjà cité : « La nature aime à se cacher. »). « Et l’on pourrait bien entendu en dire autant du discours vrai sur l’être, qui, sans chercher à dissimuler, ne sera jamais capable de dire l’être, en tout cas dans un logos articulé, déductif et univoque. » (Castoriadis, op. cit. p. 237 – NDLR : c’est moi qui souligne.)
Autre aspect essentiel du logos xunos d’Héraclite :(Frag. 115) « (La pensée) se donne à elle-même son propre accroissement. » (trad. Léon Robin).(Frag. 45) : « Les limites de l’âme, tu ne les découvriras pas, même si tu parcours tout le chemin, tellement son logos est profond. » (trad. Castoriadis). L’âme est donc d’une profondeur incommensurable et possède son énergie propre, développée par le travail philosophique :(Frag. 101) « Je me suis exploré moi-même. »
« Soit on identifie la discussion de la doctrine d’Héraclite sur la contrariété à toute l’histoire ultérieure de la philosophie, de la pensée abstraite, de la logique, soit on affirme qu’une autre interprétation est possible et vraie, et alors toute l’histoire en question apparaît comme une déviation, un malentendu. » (Castoriadis, op. cit. p. 245).
En effet, assimiler la pensée d’Héraclite au développement ultérieur de la dialectique et des logiques platoniciennes et aristotéliciennes, tirer même sa pensée jusqu’à celle de Hegel, apparaît un contresens total. Car Héraclite ne se contente pas de dire la coexistence d’attributs contraires, bien plus, il affirme que cette contrariété est constitutive de ce qui est.
Il semble bien que nous retrouvions ici un nouveau point nodal – du même type que celui que nous avons rencontré avec Anaximandre, au carrefour de Parménide honni par Nietzsche – sans doute un nouveau lieu de défaite de la pensée et un nouveau point d’ancrage pour la maladieque nous essayons de décrire dans ses toutes premières manifestations.
(à suivre…)
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