Naissance de la maladie moderne - 3
- Article par Jean-Claude Roulin
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Posted on Friday 27 March 2009, 20h00 - updated on 27/03/09 - Essais - Permalink
Sommaire
- « On ne peut pas se baigner deux fois dans le même fleuve. » (suite)
- Dunkelheit
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« On ne peut pas se
baigner deux fois dans le même fleuve. » (suite)
[ Pour une « métaphysique du hasard » ]
[ Pour une « métaphysique du hasard » ]
Revenons au texte mis en introduction de cet écrit (extrait) : « La croyance fondamentale des métaphysiciens c’est l’idée de l’opposition des valeurs. […] De plus, il serait encore possible que ce qui constitue la valeur de ces choses bonnes et révérées consistât précisément en ceci qu’elles sont parentes, liées et enchevêtrées d’insidieuse façon et peut-être même identiques à ces choses mauvaises, d’apparence contradictoires. » (Par delà le bien et le mal - Chapitre I. Les préjugés des philosophes - § 2. - NDLR : je souligne.)
Dans le fragment 124, Héraclite exprime l’idée que « ce monde, qui est le plus beau de tous, n’est qu’un amas de choses jetées au hasard. Là encore, il est question de la solidarité des contraires : ce hasard selon lequel les choses sont jetées produit la plus belle harmonie, le plus bel ordre (kosmos). » (Castoriadis, op. cit. p. 246). Comment ne pas songer, en lisant ceci, aux travaux des chercheurs en physique quantique, travaux pour lesquels aucune véritable formalisation logique cohérente pour leur sujet d’étude n’a encore été élaborée (hormis les tentatives de formalisation mathématique de Stéphane Lupasco).
L’emploi du mot hasard nous renvoie aussi – via Empédocle - du côté des atomistes qui, à la suite de Leucippe et de Démocrite, ont développé une métaphysique alternative : « Le désordre initial de Démocrite peut faire songer au « chaos moléculaire » de Boltzmann, qui, dans sa théorie des gaz parfaits, admettait « comme une simple évidence que dans la situation de départ, positions et vitesses des molécules sont réparties au hasard, avec l’hypothèse générale d’indépendance de ces paramètres deux à deux » – indépendance que, bien sûr, l’on trouve aussi chez Démocrite. » (in Rémy Lestienne – Le hasard créateur – cité par Marcel Conche - La métaphysique du hasard).
« Démocrite, omet la cause finale et ramène à la nécessité tous les procédés de la nature. Ils sont certes nécessaires, mais ils répondent aussi à une certaine fin, à ce qui est meilleur dans chaque cas. » (Aristote - Gén. An., V, 8, 789b, 3-5 – cité par Conche).
« Démocrite réduit la réalité à la Nature infinie. Il exclut toute transcendance. Mais il réduit la Nature infinie elle-même à l’Univers, qui est le Tout. Le Tout ne peut être connu et, de ce point de vue, la Vérité est « dans l’abîme », inaccessible, dit Démocrite (Diogène Laërce IX, 72). […] Toute métaphysique est une métaphysique, non la seule possible. La métaphysique du hasard est l’une des deux grandes possibilités d’explication des choses. Un croyant en Dieu peut très bien admettre le rôle du hasard dans tel ou tel domaine particulier du réel – en biologie, en physique, en astrophysique, en mathématiques –, mais il ne peut admettre la métaphysique du hasard. » (Marcel Conche – op. cit. - NDLR : je souligne).
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Revenons à Héraclite et à l’héritage de sa pensée. En fait, et compte-tenu des difficultés nombreuses que l’on rencontre en se confrontant à sa vision du monde, de sa conception du logos, des implications sociales et politiques que ces interrogations du réel entraînent, on peut tout à la fois dire que la pensée du philosophe d’Éphèse, comme dit plus haut, a inspiré de nombreux penseurs ultérieurs, dans diverses écoles – dont il est toujours bon de rappeler qu’elles ne sont pas si séparées, voire adversaires que ce qu’une certaine catégorisation scolaire simpliste voudrait faire croire -, mais on peut dire aussi, en définitive, que les intuitions les plus novatrices, telles que la pensée du flux et de la contrariété se sont vite retrouvées tronquées et apparaissent sous forme d’apories impossibles à résoudre dans le cadre de la logique initiée par, et issue de Parménide, qui donna naissance à près de vingt-cinq siècles d’ « onto-théologie », comme Heidegger appelle ce courant.
À l’instar de Michel Onfray qui, dans ses cours à l’Université populaire de Caen, enseigne une contre-histoire de la philosophie, basée sur ce qu’il nomme le génie de l’hédonisme, en opposition à toute l’histoire officielle – parce que victorieuse - de la philosophie, qui, dans une vision très nietzschéenne – mais nous reviendrons sur ce point complexe -, serait l’histoire d’une alliance objective, et au travers des siècles, de ceux que Nietzsche nomme les contempteurs du corps : platonisme, christianisme…, il serait sans doute loisible et fructueux de retracer sous forme généalogique ces points de bifurcation, mais aussi d’ancrage, les hypothèses poursuivies et la vision du monde – notamment politique – qu’elles entraînent dans leur sillage (cf. Heidegger et ses accointances avec le IIIème Reich), somme toute, la non-linéarité dans le progrès et le régrès de la pensée humaine.
Politique donc également : Héraclite dit que le langage sépare. Or, cette séparation est aussi instituante, elle crée un certain type de doxa, d’opinion communément admise, d’où découle une forme instituée de nomos, de loi de la cité, constituante de la communauté. Les critères retenus lors de la séparation effectuée dans et par le langage, cet écart entre être et paraître, déterminent donc aussi la vie pratique de la cité. Héraclite n’est pas un philosophe de la pure spéculation, mais, contrairement à certains penseurs plus tardifs, on sent sa réflexion nourrie dans un mouvement d’aller-retour avec les grandes transformations à l’œuvre dans l’organisation politique des cités grecques.
Est-il d’ailleurs lieu de s’étonner qu’une pensée aussi anti-démocratique que celle de Platon, qui exècre véritablement la « populace », qui méprise ceux qui émettent des théories différentes des siennes, qui, dans certains dialogues, ridiculise des courants de pensée qui eussent mérité, ne serait-ce que pour faire une démonstration convaincante, un peu de respect, ou, tout simplement, de courage (cf. le Philèbe, où le débat – il est question ici du plaisir - n’est vraiment pas à la hauteur d’un sujet aussi important, et où le personnage Socrate ne rencontre aucun contradicteur digne de ce nom), devons nous être surpris des constructions politiques élaborées par cet auteur ? Est-il outrancier d’oser affirmer un lien évident entre les spéculations parménidiennes chères à cet auteur et la rédaction d’un ouvrage comme La République ? Ne doit-on pas, d’ailleurs, considérer celui-ci – et ses prolongements par l’assimilation des textes grecs acceptables au sein de la civilisation judéo-chrétienne triomphante -, comme le parangon de tous les totalitarismes, et, notamment, celui auquel fût dévoué l’éminent professeur de l’Université de Fribourg-en-Brisgau, cher aux distingués « nietzschéens » de salons parisiens des années soixante ?
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[ Dunkelheit ]
Ce même homme qui, puisqu’on ne peut éviter d’en parler quand il est question d’Héraclite, fit beaucoup pour rendre ce philosophe traînant derrière lui, depuis longtemps déjà, une réputation d’obscur, plus obscur encore !
De manière générale, « […] Heidegger ne parvient jamais à voir dans la culture grecque ni ce conflit fondamental entre l’être et l’apparence, ni la dimension tragique de la saisie imaginaire du monde par les Grecs. […] Non : pour les Grecs, l’être n’est pas présence mais peras, détermination ; et la présence n’est qu’une modalité de la détermination. » (Castoriadis, op. cit. p. 262 – NDLR : je souligne.)
Nous avons rappelé au début de cet écrit l’importance accordée dans l’imaginaire grec à l’idée de chaos (cf. Hésiode, Homère, les tragiques…) sur lequel est bâti, selon eux, ce monde. Anaximandre pose l’apeiron (indéterminé- indéterminable) comme principe primordial. Nous avons évoqué rapidement Démocrite, une possible métaphysique du hasard (expression de M. Conche), son : « la Vérité est dans l’abîme ». Puis, nous avons signalé les rapports difficiles à décrypter entre hubris (démesure) et dike-adike (justice et injustice). De tout ceci émerge une perception du monde comme a-sensé (khaos de la phusei – nature) où l’homme, au travers de sa praxis, de ses activités au sein du monde, de sa participation au logos universel (et de sa recherche : cf. Héraclite, Frag. 101 « Je me suis exploré moi-même. »), par le biais de l’institution des communautés humaines, contribue à dégager un sens, toujours relatif et contingent aux limitations propres du langage qui crée le nomos (la loi), à faire sens (kosmos).
Contre toute cette perception du monde par les Grecs – tout en s’instituant leur interprète fidèle -, et en bon continuateur de toute la tradition onto-théologique, Heidegger rétablit la différence ontologique, la question de l’étant comme radicalement distincte de celle de l’être. On retrouve ici, sous le couvert d’hellénisme et sous la protection de la bienveillante laïcité de l’Université, un des derniers avatars de la pensée centrale de la théologie, à savoir une distance infinie entre Dieu et le reste, les créatures.
Tout en parcourant un chemin particulièrement nauséabond, nous nous approchons sans doute ici au plus près de l’objectif que nous nous étions fixés : la traque des symptômes de la maladie moderne, dont nous avons pu nous apercevoir que les origines remontaient aussi loin – sans doute était-ce prévisible et inévitable – que celles de la philosophie [grecque] qui nous est parvenue. Après en avoir exploré les prémisses, nous avons plongé dans l’horreur du XXème siècle – ne présumons pas de l’impact ou de la forme que prendra la forme hyper-moderne de cette maladie, mais tout tend à nous persuader que, faute d’avoir tiré les conséquences de ce qui s’est déroulé il y a plus de deux générations, et qu’au vu du nouvel ordre mondial instauré sur fond de saccage de la planète – « croissez, multipliez-vous… » -, du retour de l’obscurantisme et du religieux, le tout sur l’abandon progressif du souci de la connaissance et de l’esprit critique, de la science vilipendée par les uns, muée en techno-science par les autres, au service d’ambitions mercantiles…, tout tend à démontrer que nous ne nous sommes en rien rapproché de l’idéal des anciens Grecs : la recherche du souverain bien.
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