Naissance de la maladie moderne - 1
- Article par Jean-Claude Roulin
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Posted on Thursday 12 March 2009, 19h00 - updated on 16/02/12 - Essais - Permalink
D’Anaximandre à Heidegger… en passant par quelques autres.
Sommaire :
- Les préjugés des philosophes
- Anaximandre, l’ami et l’élève de Thalès
« Le flou et l’inexplicable
sont les ingrédients de base
pour qui veut devenir fanatique
(et nous le voulions toutes affaires cessantes.) » [1]
Les préjugés des philosophes
« Comment une chose pourrait-elle naître de son contraire ? Par exemple, la vérité de l’erreur ? Ou bien la volonté du vrai de la volonté de l’erreur ? L’acte désintéressé de l’acte égoïste? Comment la contemplation pure et rayonnante du sage naîtrait-elle de la convoitise ? De telles origines sont impossibles ; ce serait folie d’y rêver, pis encore ! Les choses de la plus haute valeur doivent avoir une autre origine, une origine qui leur est particulière, - elles ne sauraient être issues de ce monde passager, trompeur, illusoire, de ce labyrinthe d’erreurs et de désirs ! C’est, tout au contraire, dans le sein de l’être, dans l’immuable, dans la divinité occulte, dans la « chose en soi », que doit se trouver leur raison d’être, et nulle part ailleurs ! » - Cette façon d’apprécier constitue le préjugé typique auquel on reconnaît bien les métaphysiciens de tous les temps. Ces évaluations se trouvent à l’arrière-plan de toutes leurs méthodes logiques ; se basant sur cette « croyance », qui est la leur, ils font effort vers leur « savoir », vers quelque chose qui, à la fin, est solennellement proclamé « la vérité ». La croyance fondamentale des métaphysiciens c’est l’idée de l’opposition des valeurs. Les plus avisés parmi eux n’ont jamais songé à élever des doutes dès l’origine, là où cela eût été le plus nécessaire : quand même ils en auraient fait vœu « de omnibus dubitandum » [« Il faut douter de tout. » NDLR]. On peut se demander en effet, premièrement, si, d’une façon générale, il existe des contrastes, et, en deuxième lieu, si les évaluations et les oppositions que le peuple s’est créées pour apprécier les valeurs, sur lesquelles ensuite les métaphysiciens ont mis leur empreinte, ne sont pas peut-être des évaluations de premier plan, des perspectives provisoires, projetées, dirait-on, du fond d’un recoin, peut-être de bas en haut, - des « perspectives de grenouille », en quelque sorte, pour employer une expression familière aux peintres ? Quelle que soit la valeur que l’on attribue à ce qui est vrai, véridique, désintéressé il se pourrait bien qu’il faille reconnaître à l’apparence, à la volonté d’illusion, à l’égoïsme et au désir une valeur plus grande et plus fondamentale par rapport à la vie. De plus, il serait encore possible que ce qui constitue la valeur de ces choses bonnes et révérées consistât précisément en ceci qu’elles sont parentes, liées et enchevêtrées d’insidieuse façon et peut-être même identiques à ces choses mauvaises, d’apparence contradictoires. Peut-être ! - Mais qui donc s’occuperait d’aussi dangereux peut-être ! Il faut attendre, pour cela, la venue d’une nouvelle espèce de philosophes, de ceux qui sont animés d’un goût différent, quel qu’il soit, d’un goût et d’un penchant qui différeraient totalement de ceux qui ont eu cours jusqu’ici, - philosophes d’un dangereux peut-être, à tous égards. - Et, pour parler sérieusement : je les vois déjà venir, ces nouveaux philosophes. » Nietzsche - Par delà le bien et le mal - Chapitre I. Les préjugés des philosophes - § 2.
Rien n’est jamais aussi décapant et digne d’être élevé au rang de mesure de salubrité publique que de lire ou relire les passages concernant les préjugés, les apories, les facilités, les parti-pris, les petits arrangements avec la réalité que s’accordent les philosophes, tels que traqués par Nietzsche dans toute son œuvre, mais aussi d’autres auteurs - dits non-philosophes par les professionnels de la profession – comme Montaigne, tout au long de ses Essais.
Toutefois, l’exercice peut se révéler difficile, partial, parfois même injuste. Il n’y aurait qu’à citer la condamnation sans appel - et sans la moindre précaution d’usage - de Socrate à laquelle s’est livré le généalogiste de la morale, notamment dans Le Crépuscule des Idoles. Un Socrate, en définitive, tout enfermé et circonscrit qu’il fut par le seul Platon, et qui méritait certes mieux que les invectives célèbres du philosophe au marteau – et de ses tristes continuateurs. Il serait juste et bon que d’aucuns se penchent avec autant de talent et d’alacrité à réhabiliter cette figure, à nous recomposer ce que fut réellement l’homme Socrate et non ce que l’on en fit.
Rendons tout de même justice à celui que nous venons d’égratigner en le prenant à son propre piège : « La volonté du vrai, qui nous égarera encore dans bien des aventures, cette fameuse véracité dont jusqu’à présent tous les philosophes ont parlé avec vénération, que de problèmes cette volonté du vrai n’a-t-elle pas déjà soulevés pour nous ? Que de problèmes singuliers, graves et dignes d’être posés ! C’est toute une histoire - et, malgré sa longueur il semble qu’elle vient seulement de commencer. Quoi d’étonnant, si nous finissons par devenir méfiants, si nous perdons patience, si nous nous retournons impatients ? Si ce Sphinx nous a appris à poser des questions, à nous aussi ? Qui est-ce au juste qui vient ici nous questionner ? Quelle partie de nous-mêmes tend « à la vérité » ? - De fait, nous nous sommes longtemps arrêtés devant cette question : la raison de cette volonté, - jusqu’à ce que nous ayons fini par demeurer en suspens devant une question plus fondamentale encore. Nous nous sommes alors demandé quelle était la valeur de cette volonté. En admettant que nous désirions la vérité : pourquoi ne préférerions-nous pas la non-vérité ? Et l’incertitude ? Et même l’ignorance ? - Le problème de la valeur du vrai s’est présenté à nous, - ou bien est-ce nous qui nous sommes présentés à ce problème ? Qui de nous ici est Œdipe ? Qui le Sphinx ? C’est, comme il semble, un véritable rendez-vous de problèmes et de questions. - Et, le croirait-on ? il me semble, en fin de compte, que le problème n’a jamais été posé jusqu’ici, que nous avons été les premiers à l’apercevoir, à l’envisager, à avoir le courage de le traiter. Car il y a des risques à courir, et peut-être n’en est-il pas de plus grands. » Nietzsche - Par delà le bien et le mal - Chapitre I. Les préjugés des philosophes - § 1.
Anaximandre, l’ami et l’élève de Thalès
Thalès est considéré comme le père de la philosophie au sens grec du terme et était nommé par Diogène Laërce (début du IIIème siècle de notre ère) dans son Vies et doctrines des philosophes illustres parmi les sages qui donnèrent naissance à la pensée et au développement de la philosophie grecque. Terme qui, il ne faut jamais l’oublier en ces temps marqués par la sectorisation initiée par l’Université du XIXème siècle, comprend infiniment plus que ce qui est retenu aujourd’hui par cette discipline scolaire. Il faut y entendre au contraire un ensemble constitutif de ce qui permet d’accéder à la connaissance, à l’interrogation du réel – et les confrontations qui s’en suivent -, mais aussi, le développement des techniques. C’est aussi la recherche du bon vivre : le « souverain bien », la construction d’une existence digne d’être vécue, d’une vie philosophique où la réflexion et l’élaboration théoriques sont en parfait accord avec la praxis, l’action humaine sur son environnement. C’est également le lieu du politique et de l’administration de la cité (pour en revenir à Socrate, qui arrive bien plus tard, celui-ci est inconcevable sans l’invention de la démocratie – quoi que lui fasse dire à ce sujet son disciple Platon !).
Avec les premiers philosophes, accompagnés des tragédiens, sans doute pour la première fois est interrogée une tradition religieuse et mythologique conçue non comme un canon intouchable et hétéronome, une vérité révélée venue d’en haut, mais comme un fonds propre à une humanité en gestation et qui se cherche un sens au travers du khaos : « Pas de révélation, donc pas de dogme, pas de vérité ne varietur reposant sur une autorité transcendante. Cela permet d’abord des variations considérables dans la tradition théologique, la coexistence de théogonies différentes – Homère, Hésiode et sans doute aussi d’autres traditions -, les variantes locales de nombreux mythes. […] non seulement l’homme n’est pas une créature des dieux, mais tous les êtres : pierres, bêtes non domestiquées ou domestiques, hommes et dieux, émergent parallèlement et indépendamment, tout au long d’un processus et à partir d’une donnée initiale qui, pour Hésiode est le chaos – et il sont tous soumis à la moira [NDLR : destinée personnifiée, impérieuse, inflexible et menant toute chose à sa fin (Iliade)]. Par rapport à cet ordre dernier du monde, […] il n’y a pas de statut particulier des dieux qui les différencierait des hommes. On voit là tout ce qui nous sépare de la théologie chrétienne et même hébraïque. » (Cornelius Castoriadis – Ce qui fait la Grèce, pp 141 et ss.)
Thalès et ses continuateurs inaugurent donc l’école Milésienne et la tradition Ionienne. Ces philosophes vont se consacrer à la recherche d’un principe, une origine, situé au-delà des apparences et considéré comme irreprésentable. Différentes théories de ce principe seront défendus et développés.
Anaximandre (première moitié du VIème siècle avant notre ère) nomme ce principe de toutes choses apeiron, qui signifie : l’indéterminé, l’indéterminable et irreprésentable. Celui-ci n’a pas de limites et on ne peut en faire l’expérience.
Extrait du commentaire de la Physique d’Aristote par Simplicius au VIème siècle de notre ère : « Anaximandre […] a dit que le principe et l’élément des choses existantes était l’apeiron (l’indéfini ou l’infini), devenant ainsi le premier à utiliser ce terme à propos du principe matériel. Il dit que ce principe n’est ni l’eau, ni aucune des autres choses nommées éléments, mais qu’il est une autre nature, apeiron, dans laquelle trouvent leur origine tous les cieux ainsi que les mondes qu’ils contiennent. Et la source du devenir des choses existantes est celle-là même en qui elles trouvent leur anéantissement ”selon la nécessité” ; car elles s’infligent mutuellement pénalité et châtiment à causes de leurs injustices selon une répartition déterminée par le Temps”, comme il le décrit en termes bien poétiques. » (Trad. : Kirk/de Weck, Les Philosophes présocratiques. NDLR : je souligne les passages qui m’apparaissent essentiels pour notre discussion.)
Dans ce fragment célèbre, Anaximandre nous dit que les onta (les êtres) se donnent les uns aux autres Dikè (Justice), tous termes que l’on trouve chez Homère et Hésiode. Les onta se donnent donc justice et paiement de l’adikia (injustice). Ces termes renvoient naturellement à l’hubris (démesure – concept fondamental chez les Grecs anciens), et sont en permanence indissolublement liés chez ces auteurs. Mais de quelle hubris s’agit-il ici ?
Certains font d’Anaximandre une sorte de père du principe de conservation de la matière : « Rien ne se perd, rien ne se crée… » mais on peut aussi y voir une préfiguration de l’expression judéo-chrétienne : « Tu es né poussière et tu retourneras à la poussière. » (Genèse 2, 3). En effet, n’est-il pas curieux pour une affaire aussi triviale que des questions de physique – même s’il s’agit ici de la noble préoccupation de connaître ce qui préside à la création et à la perpétuation de la matière et du vivant - d’ainsi faire intervenir des notions relevant, somme toute, plutôt de l’éthique, voire du politique, telles que dikè (et adikè), justice et injustice, mais aussi l’hubris (démesure des hommes ou des dieux) ?
Il ne peut, en définitive, qu’être question ici de toute autre chose. Castoriadis a tenté une autre interprétation de ce passage essentiel : « […] les êtres se donnent les uns aux autres justice et paiement de leur hubris, et c’est pourquoi, comme il est dû, c’est selon la même nécessité, le même principe, qu’ils naissent et qu’ils périssent. » (op. cité p. 196 – NDLR : c’est moi qui souligne). Notons, à l’appui de cette hypothèse, que l’idée se retrouve également chez Théognis de Mégare (poète de la deuxième moitié du VIème siècle avant NE) : on y lit que le fait d’exister même implique une culpabilité irrémédiable et que celui qui prétend la dépasser fait preuve de présomption, d’hubris, et se rend ainsi coupable. Question : ce dépassement, cette démesure (hubris) sont-ils inéluctables ? Même si, au final, ce sont les choses qui se rendent mutuellement justice, et non pas un juge placé au-dessus d’elles. Est-ce que le fait d’exister lui-même est adikia et/ou hubris ?
Il semble bien – encore une fois, si l’on suit cette hypothèse – qu’Anaximandre aille ici beaucoup plus loin qu’Homère et qu’une étape supérieure et décisive soit entamée : à la fois continuation et rupture, filiation et écart entre les contenus mythologiques d’une part, et les toutes premières élaborations véritablement philosophiques.
[1] Exergue tiré de l’excellent roman de Boualem Sansal : « Le village de l’Allemand – ou le journal des frères Schiller », paru chez Gallimard en mars 2008.
Naissance de la maladie moderne - 2ème partie
- L’innocence du devenir (ou l’enfant jouant avec des pions)
- « On ne peut pas se baigner deux fois dans le même fleuve. »
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