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Indifférences

Que vaut, en démocratie proclamée, la vie d’un jeune homme en pleine santé morale, attentif au monde qui l’entoure, révolté de voir ce dernier sombrer lentement sous les coups redoublés d’une économie dévoreuse de tout ce qui justement fait la vie ? Peu de choses, probablement

C’est dans la nuit du 25 au 26 octobre dernier, à Sivens dans le Tarn, que Rémi Fraisse a trouvé la mort. A 21 ans, la vie qu’il aimait tant l’a quitté avec l’ignoble complicité – involontaire, dit-on – d’un gardien de l’ordre établi légalement armé de grenades offensives. La botanique était sa passion quand d’autres vibrent pour le grand commerce ; la finance spéculative ou la vulgate publicitaire. Il allait donc forcément à contre-courant de notre époque finissante, convaincu néanmoins qu’un autre monde adviendra un jour prochain. Il ne le verra pas. C’est au nom de ce bel et généreux espoir de Rémi Fraisse que le pays aurait dû se dresser à l’annonce du crime dont il fut l’injuste victime. Hélas ! il ne le fit pas. Pire, on laissa injurier la mémoire de la victime, sa famille, ses compagnons de lutte. Hormis quelques franges de notre société endormie l’indifférence fut de mise. Il nous faut pourtant dénoncer tout à la fois l’insupportable crime et l’inquiétante indifférence qui l’a recouvert. Mais, cette belle indifférence-la en dissimule une autre…

La mort de Rémi Fraisse est tout sauf un fait divers. Elle est intervenue au cœur d’une lutte engagée de nombreux mois auparavant contre un projet de barrage inutile au regard de la nécessité de tourner le dos désormais au modèle agricole productiviste et mortifère. Les édiles locaux prétendaient passer en force, sans attendre les résultats des procédures judiciaires en cours, comme ils l’avaient déjà fait quinze ans plus tôt dans ce même département du Tarn. Rappelons en effet qu’un autre barrage s’était vu refuser l’agrément d’utilité publique… après sa construction ! Il est donc illégal ; juridiquement, il n’existe pas. Ainsi, va la démocratie locale, sans parler de sa grande sœur nationale. C’est pour éviter la répétition de ce désastreux précédent que des citoyens avisés se mobilisèrent très tôt contre le nouveau projet. Tellement peu assurés de la pertinence de l’entreprise ses promoteurs se dépêchèrent d’arracher une partie de la forêt de Sivens et de dévaster ainsi sa riche biodiversité. Depuis lors, Rémi Fraisse campait en joyeuse et attentive compagnie sur les lieux de la dévastation. Lorsque la fête organisée les 25 et 26 octobre dernier par le Collectif opposé au barrage réunit plus de trois mille personnes, dans une vaste prairie située non loin du site incriminé, cela faisait plusieurs semaines que les « forces de l’orrde » tentaient de chasser les opposants installés sur la « zone à défendre ». La veille du week-end festif – et de popularisation de la lutte - les gendarmes avaient reçu des « consignes d’extrême fermeté » comme certains de leurs supérieurs le confirmèrent ensuite. Dans les quinze jours qui précédèrent le rassemblement, plusieurs responsables du Collectif de Sivens avaient fait part officiellement de leur forte inquiétude quant aux conséquences dangereuses que pourraient avoir l’attitude des gardes mobiles et l’obstination des pouvoirs publics locaux à refuser le dialogue avec les citoyens opposés aux projet de barrage. Le drame s’est ainsi lentement noué. L’hypothèse de l’accident imprévisible ne peut donc en rien être invoquée en la circonstance.

Dans cette terrible affaire l’on compte divers motifs d’indignation qui, dans un corps social en éveil, se seraient agrégés pour former une réaction à la hauteur de l’événement. Citons quelques-uns de ces motifs : les circonstances mêmes de la disparition d’un jeune homme non violent, les tentatives de la Gendarmerie de dissimuler les raisons de cette disparition, les réactions minables des élus politiques du Tarn à propos de cette mort, l’hésitation coupable du Gouvernement à exprimer officiellement de sincères regrets, le soutien apporté aux gendarmes par le ministre de l’Intérieur avant même que l’on connaisse les conclusions de l’enquête, les violences policières avérées lors des manifestations organisées à la mémoire de Rémi Fraisse dans diverses villes de France, le dénigrement malhonnête des légitimes questions que soulèvent « les écologistes » à propos des « Grands projets inutiles », les conditions antidémocratiques dans lesquelles ces derniers sont élaborés et ensuite imposés. Cela semble faire beaucoup. Pas assez, sans doute, pour ébranler la conscience de la plupart de nos concitoyens. Au-delà de salutaires réactions, finalement sporadiques, c’est l’indifférence qui prévalut. Cela facilitera grandement demain l’oubli des quelques promesses politiques faites dans le feu de l’action, notamment en ce qui concerne les procédures de lancement et de réalisation des grands chantiers d’intérêt général.

Cependant, l’indifférence majeure entourant l’affaire de Sivens ne parvient pas à en cacher une autre, bien plus inquiétante. Nous sommes confrontés à un phénomène massif et paradoxal de déni de « l’effondrement », y compris chez les écologistes. Il existe un gouffre abyssal entre les perspectives alarmistes des rapports scientifiques quant au péril grandissant menaçant l’écosphère et la grande faiblesse des actions entreprises pour éviter la catastrophe. L’effondrement est possiblement inévitable non parce que la connaissance scientifique de sa survenue serait trop incertaine, mais parce que la psychologie sociale de nos congénères ne leur permettra pas de prendre les bonnes décisions tant qu’il en est temps. Désormais, nous atteignons les limites de la planète de bien des façons en même temps. Il existe souvent plusieurs manières de résoudre un problème local ou clairement délimité, mais affronter tous les problèmes ensemble et globalement rend le coût d’éventuelles solutions si élevé que seul le déni est la réponse choisie. La perception du danger dépend également de la position socio-économique des individus. Les riches ont les moyens de retarder les effets de la destruction des écosystèmes, en les faisant subir aux pauvres, tant à l’échelle collective qu’individuelle. Parallèlement, les pays pauvres soupçonnent les pays riches d’avoir inventé le changement climatique pour leur interdire de se développer. Enfin, il conviendrait de ne surtout pas négliger le formidable pouvoir des tenants de l’ordre établi à organiser la fuite en avant d’un système économique moribond.

Toutes ces réflexions nous conduisent dans le champ des perceptions et des représentations « agissantes » et devrait nous inciter à nous demander ce qui pousse chacun à agir, à passer du « on » ou « je » : qu’est-ce qui fait que je crois aux conclusions des experts, notamment à propos du changement climatique ? La logique rationnelle ne suffira pas. Il faudra lui adjoindre des sentiments moraux, par exemple l’indignation devant une situation d’injustice, le sentiment qu’on ne peut pas continuer comme avant, qu’il faut « mettre fin au scandale ». Cette dimension morale pourrait néanmoins prendre des formes perverses : mêlée au sentiment d’impuissance, elle pourrait conduire au désir funeste que la puissance des éléments naturels se substitue à l’action humaine pour décider de l’issue à notre place. C’est tout cela que portent en eux , certes encore confusément, tous ceux qui, comme Rémi Fraisse, n’acceptent plus le monde tel qu’il est. Ils ne sont qu’en avance sur leur temps. L’urgence commande de les rattraper. Pour le salut de l’humanité et pour la mémoire de Rémi.


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Yann Fiévet

Author: Yann Fiévet

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