Le sport versus le poétique
- Article par Bernard Sabathé
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Posted on Saturday 28 February 2009, 12h15 - updated on 16/02/12 - Édito - Permalink
Le conflit guadeloupéen, et plus généralement antillais, est-il en passe d’être résolu? Il est permis d’en douter de par la sortie du MEDEF local et de la CGTPME de la table de négociations. Deux réflexions à ce sujet: premièrement la résolution de ce conflit microcosmique est secondaire, deuxièmement toute résolution de ce type ne peut être que partielle et insatisfaisante; compromis pour les travailleurs, compromissions pour les syndicats. Les vraies questions ne sont pas résumées ni d’un côté à ces misérables 200 euros, lorsque l’on sait que certaines familles de békés possèdent plus de la moitié des richesses antillaises, ni de l’autre l’autonomie ou l’indépendance des départements ou des territoires d’outremer alors que l’homme devrait s’orienter vers une Œcuménopolis, c’est-à-dire la suppression de toutes les frontières.
L’ennemi de l’intérieur
Pour en revenir au conflit « régional » des Antilles qui pourrait s’étendre au-delà, ce que les puissants craignent et les pauvres espèrent, j’ai relu le manifeste des neuf intellectuels antillais (1), une bouffée d’intelligence et d’utopie créatrice. Le concept dominant est le « poétique ». Celui-ci englobe l’art, la philosophie, le temps libre, la spiritualité, l’amour. Quel homme, digne d’être humain, renierait-il ces paroles-là? Nous devons dire merci à ces éclaireurs, à ces visionnaires, ces défricheurs qui tout à coup nous réveillent, nous tirent de notre torpeur médiocre et égoïste. Alors pourquoi intituler cet article « addendum »? Moi qui ne suis ni antillais ni intellectuel, je me permets de revenir sur les pensées généreuses, génératrices, régénératrices de ces docteurs en intelligence. Pour deux raisons. Tout d’abord parce que croire à un guide, à un maître à penser, c’est récrire un théisme fut-il athée; aucune pensée, si brillante soit-elle, n’est définitive et ne recèle en elle seule toute la Vérité. Ensuite parce que plus prosaïquement, à côté de ces termes puissamment libérateurs, traîne un autre terme « sport ».
Sport et poétique
Soyons clair! Il n’y a pas, il n’y aura jamais de poétique du sport! Sans doute, ce terme, employé par des intellectuels était-il bien innocent. Sans doute voulaient-ils dire « activité physique » ou mieux « expressivité du corps » (2)… Mais le distinguo est d’importance. Le sport n’est qu’un instrument au service d’un pouvoir et qui aliène les corps, notamment ceux des jeunes des Antilles, parce que les corps des Noirs possèdent certaines qualités explosives. Conserver ce concept dans une perspective, une prospective utopique, c’est conserver en son sein le poison mortel du capitalisme comme l’a démontré si brillamment et à de multiples reprises Jean-Marie Brohm (3). S’il fallait justifier une telle confusion par les auteurs du manifeste, peut-être pourrions nous invoquer la difficulté qu’ils ont eu, eux-mêmes, pour se faire une place, non pas au soleil, mais dans le monde si hermétique, si sectaire des intellectuels. Ils ont peut-être dû se battre, plus que des « blancs » de métropole pour vivre de leur plume et quelles que fussent leurs qualités. Le délit de faciès existe, profondément ancré, dans nos civilisations européennes pour des jeunes issus de l’immigration. Les jeunes français ultramarins n’échappent pas, non plus, à cette discrimination. Ces neuf intellectuels ont sacrifié à la compétition. Voilà pourquoi, ils croient pouvoir dissocier la saine compétition de la malsaine.
Or cette distinction n’existe pas! Tous les téléspectateurs de plus de trente ans, se souviennent de la dramatique histoire du coureur Ben Johnson. Ce champion et recordman du monde a été plusieurs fois condamné pour dopage, jusqu’à la suspension finale, à vie en 2006. Dans le duel que Ben Johnson menait avec Carl Lewis, la presse et l’opinion publique a eu tôt fait de vilipender le premier, tricheur aux muscles hypertrophiés et de valoriser le deuxième, le félin. Ben Johnson fut ridiculisé aux jeux de Los Angeles en 1984, face à un Carl Lewis, grand héros et héraut du sport américain. Trois ans plus tard, Ben Johnson, transformé, écrasait son adversaire de toujours, aux championnats du monde de Rome, et établissait un fabuleux record du monde (9”83) qui semblait, alors, impossible à battre. Il le fut, malgré tout, en 2002, par Tim Montgomery, accusé, également de dopage.
On peut très bien conclure: eh bien, les tricheurs démasqués ont été punis, et tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes sportifs! Le sport n’est nullement en cause de quoi que ce soit. La preuve, même les neuf intellectuels antillais l’intègre dans un poétique d’un avenir humain. La réalité est tout autre. Il n’est nul besoin de revenir à la célèbre maxime romaine, « du pain et des jeux », pour comprendre que le sport porte, en lui-même les germes de détournement du peuple des vraies valeurs sociales mais surtout de « thanatisation » des rapports humains. Peut-on dire que Carl Lewis a autant triché que son adversaire? N’en déplaise à tous les admirateurs de sa magnifique foulée, oui! En 2003, un dossier de l’USOC (détection du comité olympique américain) l’a nommément incriminé dans la prise de produits, bien moins forts que les anabolisants absorbés par Ben Johnson mais qui ont amélioré son temps de réaction.
Mais le problème n’est pas là! Carl Lewis était biologiquement taillé, façonné pour courir le 100, le 200 mètres ou pourtant sauter très loin. Où en est la gloire? Là réside sa tricherie symbolique. Pourquoi cet homme ne s’est-il pas confronté aux gymnastes ou aux haltérophiles? Parce qu’il aurait été ridicule! Mais également parce que le sport implique une hyper spécialisation et une rentabilisation à outrance du corps humain. Cela pour des gains mirifiques réservés à une caste extrêmement limitée, car pour un élu, combien d’appelés, combien de sacrifiés, de cassés et même dans certains cas de morts?
Vae victis ! (4)
Le sport reproduit à merveille le système capitaliste que dénoncent les neuf intellectuels. La sélection, la compétition, le rejet de l’autre, le chacun pour soi. Et si l’on m’argue que les sports collectifs développent la relation de soutien et de solidarité, je répondrai que cela n’est encore qu’une façade. Cette solidarité n’existe qu’au sein d’une équipe qui veut encore et toujours tuer l’autre, et, au sein même de cette équipe, dans laquelle la hiérarchie perdure, la pseudo solidarité n’est vraie que pour les heureux élus qui ont été qualifiés dans l’équipe en question. Et « Vae victis ». Nos neuf sages, ne devrait surtout pas oublier le nombre impressionnant de jeunes africains, trompés par le miroir aux alouettes que représente le football actuel, qui sont sélectionnés par des marchands d’esclaves modernes, qui les abandonnent en Europe souvent sans argent et sans papier. Et ces jeunes portent en eux l’immense honte d’avoir failli alors qu’ils étaient la seule chance d’une famille ou d’un village pour sortir de la misère. Ils ne devraient pas oublier, non plus, ces athlètes des pays pauvres qui couraient nu-pieds ou presque face à des cybernanthropes vivants.
Dans le poétique, tout doit servir à laisser une trace pour les générations futures, à améliorer l’apport de la civilisation pour l’homme comme pour la planète. Qu’apporte le sport? Même pas un mieux-être physique, cela c’est l’activité physique, mais le sport pousse l’homme à toujours faire reculer ses limites, souvent jusqu’à la rupture. Et si l’on me rétorque que je n’ai parlé, jusqu’ici que du sport de compétition, je dirai que la compétition entre deux êtres ou entre plusieurs ou même contre soi-même, est incluse dans la définition même du sport.
Pour conclure, je demanderais bien aux neuf intellectuels de pardonner mon outrecuidance, mais lorsque je lis, un peu plus loin, dans l’article que le « travail à l’origine était inscrit dans un système symbolique et sacré (d’ordre politique, culturel, personnel) qui en déterminait les ampleurs et le sens », je dirai que cette référence à un travail libérateur, est tout aussi utopique que de croire en un bon sport. Le travail ne doit mener qu’à une seule chose, sa disparition. Les seules activités qui vaillent sont les activités de recherche, de création, tout le reste sera un jour, je l’espère, effectué par des machines. À chacun ses utopies…
Bernard Sabathé
Professeur agrégé d’éducation physique.
(1) Manifeste de neuf intellectuels antillais pour des sociétés posts-capitalistes, le Monde 16/02/2009
(2) Titre de la thèse de troisième cycle de Michel Bernard / 1976
(3) À ce sujet, lire notamment « Critique du sports », « Sociologie politique du sport » /1976; « Les meutes sportives »/ 1993; La tyrannie sportive – Théorie critique d’un opium du peuple: 2006 et nombre d’articles de la revue « Quel Corps »
(4) « Malheur aux vaincus. »
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