Last site update 17/09/2021

To content | To menu | To search

Le sport versus le poétique

Le con­flit gua­de­lou­péen, et plus géné­ra­le­ment antillais, est-il en passe d’être résolu? Il est per­mis d’en dou­ter de par la sor­tie du MEDEF local et de la CGTPME de la table de négo­cia­tions. Deux réflexions à ce sujet: pre­miè­re­ment la réso­lu­tion de ce con­flit micro­cos­mi­que est secon­daire, deuxiè­me­ment toute réso­lu­tion de ce type ne peut être que par­tielle et insa­tis­fai­sante; com­pro­mis pour les tra­vailleurs, com­pro­mis­sions pour les syn­di­cats. Les vraies ques­tions ne sont pas résu­mées ni d’un côté à ces misé­ra­bles 200 euros, lors­que l’on sait que cer­tai­nes famil­les de békés pos­sè­dent plus de la moi­tié des riches­ses antillai­ses, ni de l’autre l’auto­no­mie ou l’indé­pen­dance des dépar­te­ments ou des ter­ri­toi­res d’outre­mer alors que l’homme devrait s’orien­ter vers une Œcu­mé­no­po­lis, c’est-à-dire la sup­pres­sion de tou­tes les fron­tiè­res.

L’ennemi de l’inté­rieur

Pour en reve­nir au con­flit « régio­nal » des Antilles qui pour­rait s’éten­dre au-delà, ce que les puis­sants crai­gnent et les pau­vres espè­rent, j’ai relu le mani­feste des neuf intel­lec­tuels antillais (1), une bouf­fée d’intel­li­gence et d’uto­pie créa­trice. Le con­cept domi­nant est le « poé­ti­que ». Celui-ci englobe l’art, la phi­lo­so­phie, le temps libre, la spi­ri­tua­lité, l’amour. Quel homme, digne d’être humain, renie­rait-il ces paro­les-là? Nous devons dire merci à ces éclai­reurs, à ces vision­nai­res, ces défri­cheurs qui tout à coup nous réveillent, nous tirent de notre tor­peur médio­cre et égoïste. Alors pour­quoi inti­tu­ler cet arti­cle « adden­dum »? Moi qui ne suis ni antillais ni intel­lec­tuel, je me per­mets de reve­nir sur les pen­sées géné­reu­ses, géné­ra­tri­ces, régé­né­ra­tri­ces de ces doc­teurs en intel­li­gence. Pour deux rai­sons. Tout d’abord parce que croire à un guide, à un maî­tre à pen­ser, c’est récrire un théisme fut-il athée; aucune pen­sée, si brillante soit-elle, n’est défi­ni­tive et ne recèle en elle seule toute la Vérité. Ensuite parce que plus pro­saï­que­ment, à côté de ces ter­mes puis­sam­ment libé­ra­teurs, traîne un autre terme « sport ».
 

Sport et poé­ti­que

Soyons clair! Il n’y a pas, il n’y aura jamais de poé­ti­que du sport! Sans doute, ce terme, employé par des intel­lec­tuels était-il bien inno­cent. Sans doute vou­laient-ils dire « acti­vité phy­si­que » ou mieux « expres­si­vité du corps » (2)… Mais le dis­tin­guo est d’impor­tance. Le sport n’est qu’un ins­tru­ment au ser­vice d’un pou­voir et qui aliène les corps, notam­ment ceux des jeu­nes des Antilles, parce que les corps des Noirs pos­sè­dent cer­tai­nes qua­li­tés explo­si­ves. Con­ser­ver ce con­cept dans une pers­pec­tive, une pros­pec­tive uto­pi­que, c’est con­ser­ver en son sein le poi­son mor­tel du capi­ta­lisme comme l’a démon­tré si brillam­ment et à de mul­ti­ples repri­ses Jean-Marie Brohm (3). S’il fal­lait jus­ti­fier une telle con­fu­sion par les auteurs du mani­feste, peut-être pour­rions nous invo­quer la dif­fi­culté qu’ils ont eu, eux-mêmes, pour se faire une place, non pas au soleil, mais dans le monde si her­mé­ti­que, si sec­taire des intel­lec­tuels. Ils ont peut-être dû se bat­tre, plus que des « blancs » de métro­pole pour vivre de leur plume et quel­les que fus­sent leurs qua­li­tés. Le délit de faciès existe, pro­fon­dé­ment ancré, dans nos civi­li­sa­tions euro­péen­nes pour des jeu­nes issus de l’immi­gra­tion. Les jeu­nes fran­çais ultra­ma­rins n’échap­pent pas, non plus, à cette dis­cri­mi­na­tion. Ces neuf intel­lec­tuels ont sacri­fié à la com­pé­ti­tion. Voilà pour­quoi, ils croient pou­voir dis­so­cier la saine com­pé­ti­tion de la mal­saine.

Or cette dis­tinc­tion n’existe pas! Tous les télé­spec­ta­teurs de plus de trente ans, se sou­vien­nent de la dra­ma­ti­que his­toire du cou­reur Ben John­son. Ce cham­pion et record­man du monde a été plu­sieurs fois con­damné pour dopage, jusqu’à la sus­pen­sion finale, à vie en 2006. Dans le duel que Ben John­son menait avec Carl Lewis, la presse et l’opi­nion publi­que a eu tôt fait de vili­pen­der le pre­mier, tri­cheur aux mus­cles hyper­tro­phiés et de valo­ri­ser le deuxième, le félin. Ben John­son fut ridi­cu­lisé aux jeux de Los Ange­les en 1984, face à un Carl Lewis, grand héros et héraut du sport amé­ri­cain. Trois ans plus tard, Ben John­son, trans­formé, écra­sait son adver­saire de tou­jours, aux cham­pion­nats du monde de Rome, et éta­blis­sait un fabu­leux record du monde (9”83) qui sem­blait, alors, impos­si­ble à bat­tre. Il le fut, mal­gré tout, en 2002, par Tim Mont­go­mery, accusé, éga­le­ment de dopage. 

On peut très bien con­clure: eh bien, les tri­cheurs démas­qués ont été punis, et tout est pour le mieux dans le meilleur des mon­des spor­tifs! Le sport n’est nul­le­ment en cause de quoi que ce soit. La preuve, même les neuf intel­lec­tuels antillais l’intè­gre dans un poé­ti­que d’un ave­nir humain. La réa­lité est tout autre. Il n’est nul besoin de reve­nir à la célè­bre maxime romaine, « du pain et des jeux », pour com­pren­dre que le sport porte, en lui-même les ger­mes de détour­ne­ment du peu­ple des vraies valeurs socia­les mais sur­tout de « tha­na­ti­sa­tion » des rap­ports humains. Peut-on dire que Carl Lewis a autant tri­ché que son adver­saire? N’en déplaise à tous les admi­ra­teurs de sa magni­fi­que fou­lée, oui! En 2003, un dos­sier de l’USOC (détec­tion du comité olym­pi­que amé­ri­cain) l’a nom­mé­ment incri­miné dans la prise de pro­duits, bien moins forts que les ana­bo­li­sants absor­bés par Ben John­son mais qui ont amé­lioré son temps de réac­tion.
Mais le pro­blème n’est pas là! Carl Lewis était bio­lo­gi­que­ment taillé, façonné pour cou­rir le 100, le 200 mètres ou pour­tant sau­ter très loin. Où en est la gloire? Là réside sa tri­che­rie sym­bo­li­que. Pour­quoi cet homme ne s’est-il pas con­fronté aux gym­nas­tes ou aux hal­té­ro­phi­les? Parce qu’il aurait été ridi­cule! Mais éga­le­ment parce que le sport impli­que une hyper spé­cia­li­sa­tion et une ren­ta­bi­li­sa­tion à outrance du corps humain. Cela pour des gains miri­fi­ques réser­vés à une caste extrê­me­ment limi­tée, car pour un élu, com­bien d’appe­lés, com­bien de sacri­fiés, de cas­sés et même dans cer­tains cas de morts?
 

Vae vic­tis ! (4)

Le sport repro­duit à mer­veille le sys­tème capi­ta­liste que dénon­cent les neuf intel­lec­tuels. La sélec­tion, la com­pé­ti­tion, le rejet de l’autre, le cha­cun pour soi. Et si l’on m’argue que les sports col­lec­tifs déve­lop­pent la rela­tion de sou­tien et de soli­da­rité, je répon­drai que cela n’est encore qu’une façade. Cette soli­da­rité n’existe qu’au sein d’une équipe qui veut encore et tou­jours tuer l’autre, et, au sein même de cette équipe, dans laquelle la hié­rar­chie per­dure, la pseudo soli­da­rité n’est vraie que pour les heu­reux élus qui ont été qua­li­fiés dans l’équipe en ques­tion. Et « Vae vic­tis ». Nos neuf sages, ne devrait sur­tout pas oublier le nom­bre impres­sion­nant de jeu­nes afri­cains, trom­pés par le miroir aux alouet­tes que repré­sente le foot­ball actuel, qui sont sélec­tion­nés par des mar­chands d’escla­ves moder­nes, qui les aban­don­nent en Europe sou­vent sans argent et sans papier. Et ces jeu­nes por­tent en eux l’immense honte d’avoir failli alors qu’ils étaient la seule chance d’une famille ou d’un vil­lage pour sor­tir de la misère. Ils ne devraient pas oublier, non plus, ces ath­lè­tes des pays pau­vres qui cou­raient nu-pieds ou pres­que face à des cyber­nan­thro­pes vivants.
Dans le poé­ti­que, tout doit ser­vir à lais­ser une trace pour les géné­ra­tions futu­res, à amé­lio­rer l’apport de la civi­li­sa­tion pour l’homme comme pour la pla­nète. Qu’apporte le sport? Même pas un mieux-être phy­si­que, cela c’est l’acti­vité phy­si­que, mais le sport pousse l’homme à tou­jours faire recu­ler ses limi­tes, sou­vent jusqu’à la rup­ture. Et si l’on me rétor­que que je n’ai parlé, jusqu’ici que du sport de com­pé­ti­tion, je dirai que la com­pé­ti­tion entre deux êtres ou entre plu­sieurs ou même con­tre soi-même, est incluse dans la défi­ni­tion même du sport.
Pour con­clure, je deman­de­rais bien aux neuf intel­lec­tuels de par­don­ner mon outre­cui­dance, mais lors­que je lis, un peu plus loin, dans l’arti­cle que le «  tra­vail à l’ori­gine était ins­crit dans un sys­tème sym­bo­li­que et sacré (d’ordre poli­ti­que, cul­tu­rel, per­son­nel) qui en déter­mi­nait les ampleurs et le sens », je dirai que cette réfé­rence à un tra­vail libé­ra­teur, est tout aussi uto­pi­que que de croire en un bon sport. Le tra­vail ne doit mener qu’à une seule chose, sa dis­pa­ri­tion. Les seu­les acti­vi­tés qui vaillent sont les acti­vi­tés de recher­che, de créa­tion, tout le reste sera un jour, je l’espère, effec­tué par des machi­nes. À cha­cun ses uto­pies…
 
Ber­nard Saba­thé

Pro­fes­seur agrégé d’édu­ca­tion phy­si­que.


(1) Mani­feste de neuf intel­lec­tuels antillais pour des socié­tés posts-capi­ta­lis­tes, le Monde 16/02/2009
(2) Titre de la thèse de troi­sième cycle de Michel Ber­nard  / 1976
(3) À ce sujet, lire notam­ment « Cri­ti­que du sports », « Socio­lo­gie poli­ti­que du sport » /1976; « Les meu­tes spor­ti­ves »/ 1993; La tyran­nie spor­tive – Théo­rie cri­ti­que d’un opium du peu­ple: 2006 et nom­bre d’arti­cles de la revue « Quel Corps »
(4) « Mal­heur aux vain­cus. »

Document(s) attaché(s) :

  1. no attachment




Bernard Sabathé

Author: Bernard Sabathé

Stay in touch with the latest news and subscribe to the RSS Feed about this category

Comments (0)

Comments are closed



You might also like

edito.gif

La bonne santé numérique

Ils y croient dur comme fer : c’est le numérique qui va nous sauver. A condition cependant d’y mettre le paquet ! La crise sanitaire qui a frappé nos sociétés au premier semestre 2020 leur a formidablement révélé que le numérique apporte toutes les réponses qu’ils n’avaient pas encore osé mettre en œuvre. Le grandiose laboratoire inattendu autorise désormais les rêves les plus fous. Ils en sont convaincus tous ces tenants de la Croissance sans freins, le salut de l’Humanité passe forcément par le tout-numérique.

Continue reading

edito.gif

De la révélation à l’amplification

C’est déjà un lieu commun : la triple crise – sanitaire, économique et sociale – que traverse la planète depuis le début de l’année 2020 a puissamment révélé l’ampleur des inégalités partout dans le monde.

Continue reading